(1ère partie)

Les premiers temps, elle a préféré prendre le parti de l'ignorance. De toute façon, la famille est trop secouée en ce moment, Skye accapare tout son esprit et Soledad refuse, pour le moment, de laisser Rory gagner. La disparition de Rory du foyer familial équivaut à un énorme doigt d'honneur et quelque part Soledad peut enfin un peu respirer quand elle rentre, quand elle est dans sa chambre. Tout est pour le mieux — c'est ce qu'elle essaye de se dire. Rory fait bien ce qu'elle veut et de toute façon, personne ne peut l'en empêcher. Le souvenir cuisant de la soirée qu'elles ont passé ensemble a laissé des traces ; pas seulement parce qu'il a fallu à l'infirmière 48h pour se remettre de la pire gueule de bois de tous les temps, mais aussi parce que quelque chose s'est brisé à l'intérieur d'elle ce soir là, peut-être une dernière notion d'espoir ou d'énergie. Le fait est qu'elle a décidé de lâcher l'affaire, même si elle s'était toujours juré du contraire. Temporairement : elle lâche l'affaire. Elle met en priorité Skye, puis son travail, et chaque instant de liberté elle en profite pour passer du temps avec sa soeur même si celle-ci la trouve sûrement un peu trop envahissante. En tout les cas Soledad s'évertue de laisser Rory dans un coin de sa tête sans y toucher — mais c'est loin d'être si facile. Évidemment elle a envoyé quelques messages, par acquis de conscience. Et surtout pour ses parents aussi, qui voient de plus en plus le monde leur tomber sur la tête en ce moment.

Après quelques jours, le désintérêt a laissé place à une colère froide qui n'est pas restée très longtemps. En réalité, elle s'inquiète : pas parce qu'elle a peur de ce qui va arriver à Rory à l'instant t mais parce qu'elle sait que c'est le début de la fin, que les gens ayant une addiction plongent encore plus vite après avoir quitté leur foyer, en étant livrés à eux-mêmes, sans véritable ressources et sans un minimum de cadre. Alors au bout de plusieurs jours, sans trop le dire à personne, elle s'est mise à sillonner les rues quand elle a un instant, des endroits les plus reculés au centre-ville le soir en pleine festivités, d'autant plus que le mois de Juin est très festif à La Nouvelle-Orléans. Avec un peu de chance, Rory sera dans les parages... À moins qu'elle ait quitté la ville ? Cette idée lui fait encore plus peur, elle n'a pas envie de s'en inquiéter en plus de tout, pour le moment.

Elle a décidé de prendre le bus, guettant chaque visage à travers la vitre. C'est fou comme chaque personne peut avoir un air de quelqu'un quand on le cherche, et comment chaque brune filiforme lui donne une fraction d'espoir avant une intense déception. Les rues sont pleines, joyeuses, aux couleurs de la Pride, et en cette fin d'après-midi, tout le monde a visiblement le coeur à la fête. Soledad ne travaille pas et s'est préparée pour rejoindre quelques amis un peu plus tard, mais elle a décidé de partir en expédition un peu avant, au cas où. Il y a peu de chances, mais elle le tente quand même. Chercher une aiguille dans un botte de foin : c'est la définition même de ce qu'elle est en train de faire, mais ça lui permet au moins de se balader un peu en sirotant une boisson fraîche, tout en choisissant des petites rues et des itinéraires s'éloignant un peu de l'agitation principale.

Ça fait des jours qu'elle fait ça, elle n'y croit pas vraiment, mais ça lui permet au moins de ne pas tourner en rond. Mais tout d'un coup c'est une voix qui la fait sursauter : encore un faux espoir, évidemment, mais elle tend quand même l'oreille pour en avoir le coeur net. Il y a des groupes de gens, elle est trop petite pour voir par-dessus tout le monde, alors elle se faufile un peu partout, le coeur trop battant pour la déception qui va arriver - c'est certain. Pourtant la silhouette qui se découpe devant elle est celle de sa soeur, et Soledad cligne des yeux en la voyant, pour s'assurer qu'elle n'est pas en train d'halluciner. « Rory ? » Elle parcourt les derniers mètres qui les séparent en accélérant le pas : pas question qu'elle lui file entre les doigts. « Ça va ? » Elle a le souffle court et les idées pas trop en place. « Je ne suis pas là pour t'embêter » dit-elle en levant une main en signe de paix. « Je veux juste m'assurer que... Tu n'as besoin de rien ? » C'est stupide comme question, elle ne veut sûrement pas entendre que sa soeur a besoin d'alcool ou de quoi que ce soit du genre, d'argent probablement, mais elle est complètement prise de court.

(1ère partie)

Compter était naturel pour elle et pourtant Rory avait cessé de compter. Elle ne savait pas depuis combien de temps elle avait quitté le domicile familial. Deux jours ? Cinq ? Une semaine ? Un mois ? Le temps s'écoulait sans qu'elle ne le voit et sans qu'elle ne s'en rende compte.

Au tout début il y a eu l'euphorie du départ. Enjôler les gens pour qu'ils la laisse squatter un matelas ou un canapé était le plus drôle. C'était simple, il lui suffisait de battre des cils et les portes lui étaient ouvertes. Oh ce n'était jamais des palaces, le plus souvent elle dormait sur un canapé miteux mais c'était toujours mieux que de dormir dans la rue et puis elle ne dormait pas tant que ça. La majeur partie de son temps était passé à faire la fête dans des endroits toujours plus sombres et décrépis. L'avantage était qu'elle n'était jamais assez sobre pour se rendre compte de l'état des lieux où elle se rendait, tout était toujours arrangé par une sorte de filtre flou qui régissait toute sa vie. Partir de chez elle lui semblait être la meilleure décision qu'elle ait prise de toute sa vie. Certes elle avait parfois un peu froid et elle certains de ses vêtements lui manquaient mais était-ce si important que ça ? Au moins n'avait-elle plus à supporter les reproches incessants de Soledad et ça, ça valait tout l'or du monde.
Au bout de quelques jours l'euphorie avait laissé place au doute mais cette phase n'avait pas durée longtemps. Elle avait cru apercevoir sa soeur plusieurs fois et bien qu'elle se soit tenu droite en attendant la confrontation elle n'avait pu s'empêcher de sentir un pic à l'estomac en s'apercevant que la silhouette n'était jamais Soledad, comme si au fond elle avait espéré que sa soeur la trouve, que sa soeur la cherche. Mais ce pic s'était vite fait chasser par le soulagement de se savoir encore cachée. Et puis de toute façon Soledad s'en fichait d'elle, jamais elle ne viendrait la chercher. Jamais. C'était à ce moment que Rory avait cessé de voir le temps passer. Après le doute était venu un vide immense dans lequel elle évoluait inconsciente. Les jours et les nuits en se suivaient plus, ils se mélangeaient ne faisant qu'un et Rory perdait même le réflexe de se chercher un endroit où dormir. Elle se réveillait de sa torpeur en s'apercevant que cela faisait deux fois qu'elle voyait la lune sans être rentrée mais dans ces moments elle s'enfilait un rail de coke ou la moindre drogue qu'elle pouvait se mettre sous la main et tout redevenait flou. Malheureusement la faim était un autre problème et si la majeur partie du temps elle ne la ressentait pas il lui arrivait d'être suffisamment lucide pour sentir son ventre se déchirer. C'était ce qui était en train de lui arriver tandis qu'elle errait dans une rue non loin de son squat actuel à la recherche d'un magasin qui accepterait les quelques billets crasseux qu'il lui restait. Cinq malheureux dollars qu'elle avait trouvé par terre. "Rory ?" En entendant son nom Rory se figea. Elle ne connaissait que trop bien la voix qu'elle venait d'entendre, elle résonnait non-stop dans sa tête. Sans plus réfléchir, elle accéléra le pas tout comme Soledad dont elle entendit la voix se rapprocher. "Ça va ?" Rory se retourna brusquement et fit face à sa soeur qui la regardait. La Peterson n'avait aucune idée de ce à quoi elle pouvait bien ressembler mais elle eut la réponse en voyant les yeux de sa soeur la dévisager. " Je ne suis pas là pour t'embêter. Je veux juste m'assurer que... Tu n'as besoin de rien ?" Nul doute qu'elle devait avoir l'air horrible. Elle n'arrivait plus à se souvenir de la dernière fois qu'elle avait dormi ou qu'elle avait mangé. Pour couronner le tout elle n'avait plus assez pour subvenir à ses besoins spéciaux et elle commençait à ressentir les effets du manque. " T'as de l'argent?" lâcha t-elle d'une voix rauque en braquant ses yeux sur Soledad. "Sinon laisse moi" Il aurait été plus simple de tout lui avouer et de se laisser interner pour aller mieux mais Rory était loin d'être simple, elle ne l'avait jamais été et ne le serait probablement jamais. N'attendant pas la réponse de sa soeur elle commença à tourner les talons en resserrant un pull troué qu'elle avait trouvé dans la rue autour de ses épaules.

(1ère partie)

À imaginer sa soeur à chaque coin de rue et à croire que chaque brune filiforme est Rory, Soledad a déjà imaginé tous les cas de figure. Une Rory défoncée, extatique, belle et maquillée qui lui rirait au nez en la voyant, entourée d'une bande de fêtards qui se moqueraient tous d'elle, comme Rory. Une Rory recroquevillée dans un coin de rue, le visage tuméfiée, les habits sales. Une Rory complètement paumée, en train de mendier. Pire : une Rory inanimée. Mais tous les scénarios qu'elle a fait tourner dans sa tête ne sont rien comparés à la réalité, qui la frappe comme un coup en plein dans le ventre. Le visage émacié de sa soeur, ses cheveux sales, ses joues creusés, ses yeux brillant d'une leur maladives, des fringues qui ne semblaient pas trop être à elle. Et ce même air hostile et provocateur. Un peu comme si, au fond, rien n'avait trop changé.

« T'as de l'argent? » Évidemment. Soledad a beau faire du remplissage, essayer de parler pour s'acheter du temps, Rory n'a qu'une chose en tête. Imperceptiblement, l'infirmière fait non de la tête, parce que c'est hors de question de basculer là-dedans mais à la fois son cerveau fonctionne à la vitesse de l'éclair : comment faire en sorte que Rory ne disparaisse pas à nouveau ? Elle a quelques secondes, à peine. « Sinon laisse moi » En cet instant, elle ne s'est jamais sentie aussi désespérément loin de sa soeur. Et surtout, elle n'a jamais ressenti cette étrange sensation : un petit frisson qui la parcourt. De la peur ? Ou quelque chose qui s'en approche, elle ne sait pas trop. Mais elle a l'impression de faire face à quelqu'un qui n'est plus dans sa réalité, quelqu'un qui s'efface, qui se morcelle sous ses yeux. D'ailleurs, Rory a déjà tourné les talons, elle s'en va. « Attends !! » C'est la panique : Soledad accélère le pas elle aussi, elle ne court pas parce qu'elle sait qu'elle peut la faire fuir encore plus, mais elle réduit la distance, c'est déjà ça. Elle n'a plus le choix.

Ses doigts tripotent la fermeture de son petit sac à main, en tremblant de nervosité. Elle attrape son porte-monnaie. « Attends » répète-t-elle comme si Rory pouvait se volatiliser. « J'ai pas grand chose mais bon... » Elle ne prend jamais trop de monnaie dans ce genre de soirée, elle est prévoyante. Elle extirpe un billet de 10 dollars, puis un autre. C'est tout ce qu'elle a. Elle les tient serrés dans sa main, tout froissés, et les tend à sa soeur. « Rentre à la maison » lâche-t-elle alors que ses doigts tiennent toujours les dollars. Elle sait qu'elle a l'air de la supplier, mais à ce stade, elle s'en fiche. « Fais attention à toi et si tu as besoin... Enfin, si il t'arrive quoi que ce soit, reviens » Elle voudrait lui dire tellement de choses qu'au final, rien ne sort comme elle le voudrait. « Il n'est pas trop tard » ajoute-t-elle, le coeur serré. Elle n'a plus qu'à lâcher les billets, mais ça veut dire que Rory va disparaitre de nouveau, que sa chance est terminée, que tout va reprendre son cours. Elle est sûre d'une chose : elle a échoué.

(1ère partie)
Elle ne pense plus à sa soeur. C'est plus simple de laisser ce souvenir de côté. Dans les rares moments où sa famille revient habiter son esprit Rory se retrouve dans un état encore plus dévastateur que quand elle consomme. La culpabilité fait ressortir ses démons d'une manière que la drogue ou la vodka n'arrivent qu'à pâlement imiter et couplé à la fatigue cela produit un cocktail terrible. Rory n'a jamais été très en phase avec ses émotions, toute sa vie elle a ressenti des choses qui ne collent pas à ce que les gens disent qu'elle doit ressentir et cela ne s'est pas amélioré avec les années.

Face à sa soeur Rory se fige. Elle n'arrive pas à démêler les fils d'émotions qui s'entremêlent dans sa poitrine. La peur, l'angoisse.. le soulagement? Alors comme d'habitude elle choisit la colère. De tout ce qu'elle peut ressentir au quotidien la colère est la plus simple à maîtriser. Sa colère est toujours froide, glaciale comme la couleur de ses yeux et cette fois ci ne fait pas exception. Après l'avoir dévisagée, Rory lâche son poison. À quoi bon rester là si sa soeur n'a pas d'argent? Elle sait bien qu'elle ne peut rien lui apporter de bon, elles ne sont plus enfants tout est compliqué. Avant, avant Soledad aurait pu l'aider, avant le MIT mais c'est trop tard Rory a déjà trop sombré. Elle fait demi-tour, prête à s'enfoncer dans une des ruelles de la ville mais sa soeur la retient et Rory s'arrête. Pendant une brève seconde quelque chose s'allume en elle, un début d'étincelle mais celle-ci disparaît avec les paroles de Soledad. "J'ai pas grand chose mais bon... " Elle va lui donner de l'argent. Rory se tourne vers elle et la regarde en tendant la main. Elle regarde les deux billets de 10 et referme le poing dessus des qu'ils frôlent sa peau. Elle veut partir sans demander son reste mais Soledad n'a pas terminé de parler. "Rentre à la maison" À un autre moment le ton suppliant de sa soeur aurait pu l'atteindre mais Rory est trop enfoncée dans ses travers pour se laisser émouvoir. Elle n'arrive pas à quitter des yeux les billets et tire dessus pour lui faire lâcher prise. "Fais attention à toi et si tu as besoin... Enfin, si il t'arrive quoi que ce soit, reviens. Il n'est pas trop tard." Voyant que sa soeur ne compte pas lâcher les billets, Rory lève la tête. "Tu te trompes." Il est trop tard, même elle le sait et Soledad est stupide de s'accrocher à des souvenirs. Il est trop tard pour Rory c'est une évidence. Elle plante ses yeux hagards dans ceux de sa soeur une dernière fois avant de tirer sur les billets. Elle profite que sa soeur ait momentanément allégé sa poigne pour emporter son butin en courant. Elle trébuche sur les pavés et son coeur tremble dans sa poitrine mais Rory court. Quand la distance parcourue lui semble suffisante elle s'arrête et regarde derrière elle pour s'assurer que sa soeur ne la suit pas et puis elle se laisse glisser contre un mur et s'assoit par terre pour essayer de calmer la sensation d'agonie qui s'étale de sa poitrine à son cerveau. En vain.

(1ère partie)

Il n'y a plus vraiment de lumière positive dans les yeux de Rory et pourtant à la vision des billets, quelque chose s'illumine comme si le soleil arrivait après une terrible journée d'orage. Tout ça pour 20 dollars, ne peut s'empêcher de se dire Soledad avec l'impression d'avoir le coeur broyé par ce moment atroce. Tout ça pour de l'argent qui lui servira à plonger un peu plus loin. Alors elle essaye quand même de parler — dans les flyers qu'on distribue au personnel de l'hôpital ou dans les petites formations qu'on leur a proposé pour s'occuper des situations particulières, on leur a notamment appris que maintenir un dialogue était nécessaire, même quand la personne ne le voulait pas, alors elle ne sait pas trop pourquoi mais elle se rattache à ça. De toute manière, il ne lui reste rien d'autre. À tout moment Rory peut disparaître à nouveau, dans la rue, dans la foule, Sole n'a que quelques secondes pour elle et elle le sait. Elle tente et pour une fois, chose qui n'est pas arrivée depuis des mois, elle n'est pas du tout en colère ou énervée ou virulente, elle est juste désespérée, perdue, prête à supplier sa soeur s'il le faut, à se mettre à genoux, elle s'en fiche. Au final elle a tellement espéré que Rory se casse parce qu'elle lui pourrissait sa vie et sa chambre que maintenant elle s'en mord les doigts plus qu'elle ne l'aurait jamais imaginé. Elle est même prête à lui laisser toute sa chambre toutes ses affaires s'il le faut — tout en sachant pertinemment que ça la rendrait folle à nouveau. En vérité la situation est inextricable tant que Rory ne change pas, et c'est pour ça qu'elle se sent aussi impuissante. Elle ne peut plus rien faire.

« Tu te trompes. » Les doigts toujours crispés sur les billets elle secoue la tête. « Bien sûr que non il n'est pas trop tard tu le sais parfaitement, tu es déjà partie, tu es déjà revenue, ça peut se reproduire à nouveau et tu sais bien que personne ne sera contre ! Je te laisserai la chambre si tu veux, on s'arrangera, je serai moins sur ton dos c'est promis » Elle se creuse la tête pour trouver n'importe quoi à dire qui serait un tant soit peu tentant pour sa soeur. « Je me charge de tout avec les parents si tu veux » Mais Rory ne l'écoute pas, n'est-ce pas ? Elles se fixent et Soledad a l'impression que sa soeur est déjà ailleurs, alors quand elle consent à lâcher les billets après de longues secondes elle sait que Rory va déguerpir sans plus attendre. Elle ouvre la bouche pour rajouter : rentre quand tu veux, je t'attendrai, mais Rory a déjà détalé comme un lapin, sa silhouette filiforme a déjà disparu, et Soledad se retrouve plantée là toute seule, les yeux dans les vagues. Yeux qui se brouillent instantanément de larmes mais qu'elle essuie d'un revers rageur de la main — avant de se rappeler qu'elle est maquillée, alors elle peste et sort un miroir de poche pour vérifier qu'elle n'a pas tout ruiné. Ça aide son esprit à se focaliser sur du matériel au lieu du reste, elle reste encore un peu plantée là à scruter la foule (l'idée que Rory revienne pour lui parler, rien que quelques minutes, est aussi réconfortante qu'irréalisable) et puis finalement elle range son miroir dans son sac et tourne les talons. Elle n'a plus qu'à partir en direction de l'endroit où elle est censée retrouver ses amis pour la soirée, avec le coeur bien trop gros pour faire la fête, mais elle finira bien par se forcer. Encore une fois, elle n'a pas trop le choix.

(2ème partie)
Drogue, clope, alcool. Encore. À répétition. Les vingts balles données par Soledad ont disparues bien rapidement dans des produits de qualité moindre. Rory sait qu'elle tire sur la corde mais il y a quelque chose de génial à vivre au bord du gouffre. Ses bras sont couverts d'eczéma, respirer lui donne l'impression d'effectuer le plus extrême des efforts et la moindre partie de son corps la fait souffrir mais au moins elle ne pense plus. Toutes les pensées qui tournaient continuellement dans sa tête sont silencieuses et si pour garder cette tranquillité Rory doit abandonner son confort alors soit.

Adosser contre un mur dans une des ruelles dans lesquelles elle a prit l'habitude de traîner, Rory attend CJ. Ils ne sont pas potes, loin de là et si elle pouvait choisir elle achèterait sa dose chez quelqu'un d'autre mais ses finances sont au point mort et CJ est le seul à bien vouloir lui faire crédit. Ses produits sont nuls mais ils fonctionnent et c'est tout ce que Rory peut espérer dans sa situation. Leur échange est bref, il sait qu'elle ne peut pas payer ce qu'elle trouve complètement stupide de sa part. À sa place Rory est certaine qu'elle ne ferait pas crédit, même pour une belle paire d'yeux bleus comme les siens. Son trésor en poche elle se dépêche de s'éloigner, réfrénant à grand peine ses frissons. Le temps est doux mais elle n'arrive plus à se réchauffer, peu importe dans quelques instants elle pourra prétendre être aux Maldives. Ses pieds l'emmènent vers une zone plus fréquentée, principalement par des familles. Ici, peu de chance qu'on vienne lui voler sa dose. Elle s'installe sur un banc et s'emmitoufle comme elle peut dans son sweat crasseux pour se cacher des regards un peu trop curieux et commence le travail. Comme prévu une sensation de chaleur intense s'empare d'elle. Oubliant d'essuyer le filet de sang qui coule de son nez Rory balance sa tête n arrière et se laisse tomber contre le dossier du banc avec un sourire hagard. Son nez le brûle mais elle est trop occupée par la sensation de bien-être que lui procure l'héroïne pour le remarquer tout comme elle ne remarque pas que sa tête devient de plus en plus lourde et que son crâne menace d'exploser. Avec le temps la Peterson est devenue maître dans l'art de l'auto-persuasion et aujourd'hui elle est persuadée que ce n'est que passager. Elle sait que la suite est encore mieux et elle l'attend avec impatience. Pourtant l'euphorie n'arrive pas. La chaleur laisse la place à un froid mordant et Rory sent sa gorge se resserrer. Elle entend son coeur battre dans ses oreilles et tout lui semble d'un coup beaucoup plus fort, le soleil lui brûle la rétine et le cris lointain d'un enfant lui perce les tympans. Elle essaye de se lever du banc mais ses jambes ne semblent pas la suivre, son genou ploie sous l'effort et Rory s'affaisse, sa tête allant taper contre le bois du banc avant d'atterrir sur le bitume.

(2ème partie)

Profiter de la fête n'est pas chose facile, mais Soledad s'efforce de maintenir sa concentration sur ses amis, sur les gens qui l'entourent, la musique et les rires. Elle a assez de force mentale pour parvenir à garder le cap mais le coeur n'y est pas ; au contraire, il est de plus en plus gros parce qu'elle se dit que parmi toute cette foule qui s'amuse il y a sa soeur et d'autres comme elle qui errent et s'abîment sans que personne ne puisse y changer quoi que ce soit. Au final le problème ultime réside là : Soledad a choisi un métier pour être utile et dévoue sa vie à ça et pour sa propre soeur, sa propre famille, elle n'a plus aucun pouvoir, elle ne peut plus rien faire. Elle finit par prendre congés avant les autres, mais pas avant d'avoir dépassé le quota d'heures nécessaires. Après tout comme elle travaille de nuit personne ne se plaint jamais de ses départs avant la fin, ils comprennent et respectent son rythme de vie.

Impossible de ne pas repasser par la rue où elle a croisé Rory : c'est peut-être vain mais ce serait aussi de ses forces de ne pas faire ce détour. Se promenant parmi la foule passablement soûle, alors qu'elle n'a rien bu comme à son habitude, Soledad se fraie un chemin et laisse la bonne humeur et la musique endiablée derrière elle. Au fil des rues les bruits s'apaisent un peu, elle s'éloigne de l'épicentre et arrive dans des endroits un peu reculés. Pas de Rory en vue, sans surprise. Peut-être même qu'elle est au coeur de la foule à profiter à fond, soûle ou droguée ou les deux, et qu'elle sert son plus beau sourire à tout le monde, même si le reste de son corps crie que ça ne va pas. Soledad se sent bien seule dans son mal-être en cet instant, persuadée que sa soeur vit sûrement sa meilleure vie tandis qu'elle, elle ronge son frein dans son coin. Ça ne l'empêche pas de poursuivre ses recherches, d'agrandir un peu son petit tour, de pousser parmi une rue puis une autre et encore une autre pour se retrouver dans des endroits un peu sordides qui ne lui inspirent que des activités pas très légales. L'endroit idéal pour tomber sur Rory mais là encore : rien du tout.

Mais quelques mètres plus loin, une voix attire son attention. C'est une voix d'homme qui paraît insister et elle le voit de dos, face à un banc. D'abord son sang ne fait qu'un tour — elle est seule et une présence masculine peut s'avérer menaçante — mais ensuite elle comprend qu'il y a quelqu'un sur le banc, qui se fait peut-être importuner. Sur le banc ? Pas exactement. Le corps est par terre et Soledad presse le pas, sentant le stress lui couler le long des membres comme de l'acide, elle sait que c'est Rory avant même de la voir pour de bon, elle le sent sans avoir besoin de l'expliquer. Le type en question ne fait que parler à Rory pour essayer de la réveiller, il est visiblement inquiet et un peu choqué. « C'est ma soeur je m'en occupe » Il la regarde, surpris. « Je suis infirmière, je m'en occupe, merci » Il hésite et sort son téléphone comme pour appeler les secours mais Soledad fait un geste de la main après s'être jetée à genoux à côté de Rory inanimée. « Rory, Rory » Elle a mis sa tête sur ses genoux, elle lui tapote les joues et elle sait : inconscience, respiration faible et irrégulière, lèvres bleue, elle le fait pour la forme et elle soulève doucement la paupière de sa soeur pour voir des pupilles rétractées, les signes sont là, il n'y a aucun doute. L'urgence première est d'éviter les complications ; chaque minute compte en cas d'overdose. Alors elle attrape son téléphone pour appeler un ami ambulancier et lui donner rapidement sa position et elle sort ensuite de son sac quelque chose qu'elle a toujours sur elle, par habitude via son métier et encore plus depuis que Rory est prisonnière de ses addictions. Elle enlève le capuchon et pique Rory dans la cuisse à travers ses vêtements informes, vérifie la dose injectée, attend que ça fasse effet en comptant les secondes et en continuant à stimuler Rory, espérant que le naxolone rétablisse au moins sa respiration trop courte, trop irrégulière.

Après une deuxième injection, l'ambulance ne tarde pas à arriver et Soledad se concentre sur les gestes essentiels, mettant de côté tout le reste. Rory est hissée sur le brancard, perfusée, monitorée, il n'y a plus qu'à atteindre l'hôpital et à l'emmener dans une chambre des urgences pour qu'on s'occupe d'elle, qu'un médecin vienne constater son état et prescrire les mesures à prendre. Si ses jours ne sont pas immédiatement en danger parce que l'overdose a été prise à temps, le bilan est catastrophique et Soledad s'en rend compte aussi en lui retirant ses vêtements et en constatant l'état de sa peau, sa maigreur, sa pâleur. Il n'y a plus qu'à attendre son réveil, ce qu'elle fait en s'occupant comme elle peut, avant de se poser dans le fauteuil à côté du lit. Elle ne peut s'empêcher de se dire que Rory ne se serait peut-être pas retrouvée dans cet état si elle ne lui avait pas donné de l'argent plusieurs heures plus tôt, mais est-ce vraiment de sa faute ? Comment Rory obtient ses doses d'habitude ? Et jusqu'où va-t-elle aller ? Harassée de fatigue elle essaye de dormir un peu, habituée des bruits de l'hôpital, du bip-bip des machines qui ne la dérangent pas en temps normal. Mais le sommeil refuse de se montrer, l'adrénaline la maintient en éveil et elle ne peut que contempler sa soeur qui dort, suspendue au moment où elle ouvrira les yeux. « Je ne sais vraiment plus quoi faire, Rory » murmure-t-elle pour elle-même comme pour sa soeur.

Tout d'un coup c'est le noir. Mais pas le noir assonant, le noir paisible, celui qui ne laisse aucune trace autre qu'une impression de flottement légère, une impression de tranquillité absolue. Seule dans l'obscurité Rory n'a qu'une certitude, elle va enfin être en paix. La mort elle y a déjà pensé, elle l'a même déjà rencontrée mais jamais Rory n'est allée jusqu'à penser à sa propre disparition. Voir des gens qu'elle connaît mourir est une chose, les suivre en est une autre et pourtant elle se délecte de ce calme qui lui est si étranger. Elle en a entendu des histoires sur la mort Rory, beaucoup parle d'une lumière blanche, d'un tunnel mais pour elle rien de tout ça, juste le vide et puis soudain elle la voit cette lumière blanche sauf qu'elle n'est pas douce ni réconfortante. Elle lui brûle les rétines tout comme le bruit qui revient et lui fait vriller les tympans. La douleur est telle que Rory laisse couler une larme sur son visage émacié avant de refermer les yeux, elle n'a pas envie de revenir à ce monde ou tout est trop dur à supporter. Elle se sent bouger mais ne réagit pas. À ce stade, peu importe qu'ils l'emmènent à l'hôpital ou à la morgue, elle est foutue de toute façon alors elle se laisse aller dans un état où elle n'a pas à gérer son corps et où ses sens peuvent se reposer.
Lorsqu'elle reprend conscience, Rory est surprise de sentir l'odeur de la lingerie propre. Elle est encore plus surprise d'entendre la voix de sa soeur à quelques centimètres de son oreille "Je ne sais vraiment plus quoi faire, Rory". Evidemment que Soledad est là. Rory refoule une grimace et prend le temps d'ouvrir ses yeux pour les réhabituer à la lumière. "Tu aurais du me laisser crever." Parler lui fait mal, son corps entier lui fait mal et Rory regrette son petit coin de tranquillité obscure. Si elle était morte Soledad aurait été bien tranquille. Sa famille entière aurait été tranquille. Plus de Rory à gérer, le paradis. Mais malheureusement elle est là.

Elle n'a jamais réfléchi à sa mort mais une chose est sûre, actuellement cette option lui parait bien plus préférable que de vivre. Elle n'a pas essayé de se tuer, du moins pas inconsciemment mais elle regrette quand même d'avoir échoué. Ses yeux se referme et sa main droite vient se poser sur sa tête où elle rencontre un bandage. Voilà qui explique l'impression que sa tête va exploser. Lentement elle rouvre les yeux et tourne la tête vers Soledad. La vision de sa soeur lui retourne le coeur. Voir la tristesse et l'accablement sur son visage est presque trop pour Rory mais cette dernière est trop fatiguée pour battre en retraite alors elle la regarde avec toute la neutralité dont elle est capable. "Qui est au courant?" La réponse peut être à double tranchant, soit Soledad lui dit que personne n'est au courant soit elle lui annonce que sa famille est au courant mais qu'ils ont préférés ne pas venir. Si c'est la seconde option Rory ne peut pas leur en vouloir même si la simple idée que sa famille puisse la détester à ce point lui donne envie de se jeter dans les escaliers.

« Tu aurais du me laisser crever. » Voilà tout ce que sert Rory en guise de réveil, et Soledad a beau avoir le coeur bien accroché, elle a franchement l'impression qu'on lui envoie un coup en plein dans les tripes. Mais elle ne dit rien, contemple sa soeur qui sort du brouillard, son corps trop maigre et ses yeux cernés de gris. Rory n'a jamais été une personnalité pétillante, elle a toujours eu ses tracas et ses tourments, c'est sans doute le prix à payer d'un cerveau trop bien fait, mais là elle a franchement l'air aussi vivante qu'un zombie. Ça fait bizarre de se dire qu'elle ressemble à tous ces gens que l'infirmière a vu défiler, tous ces survivants d'overdose avec la peau sur les os et la même lumière fragile dans le regard. « Parce que c'est ce que tu voulais ? » demande-t-elle d'une voix neutre après de longues secondes de silence. Après tout, elle n'a pas réfléchi en détail à la chose. Une overdose arrive souvent, et beaucoup sont provoquées volontairement. Est-ce que Rory a elle-même choisi une dose qu'elle savait trop forte ? Est-ce qu'elle n'a pas fait attention ? Ou simplement présumé de sa résistance ?

En tout cas, Soledad serre les lèvres et se garde bien de répliquer quoi que ce soit. De toute façon elle est trop épuisée, physiquement et moralement, pour se battre. Elle ne laissera jamais quelqu'un crever, ça ne respecte pas ses valeurs et son engagement professionnel ; encore moins sa soeur. Si elle devait laisser sa peau à réanimer Rory elle le ferait — et tant pis pour la peine perdue. Parce que est-ce que Rory avait envie de continuer à vivre, ou juste de continuer à s'abîmer jusqu'à la fin ? Et est-ce que Soledad était elle-même capable d'assister à tout ça ?

« Qui est au courant? » La voix de sa soeur la surprend, mais elle répond sans hésiter la vérité. « Personne pour le moment. J'attendais que tu te réveilles. Skye le sera, je ne voulais juste pas l'inquiéter... En plus du reste. » Et elle aura de toute façon besoin d'en parler à quelqu'un. « Mais les parents pas encore et je ne sais pas si je vais leur dire, je verrai. J'imagine que tu veux garder ça secret ? » C'est le plus logique, puisque Rory veut à tout prix qu'on lui foute la paix. « En tout cas personne ne va débarquer en furie et/ou en panique pour le moment alors tu es tranquille. » Après tout, elle a bien le droit à une petite accalmie pour le moment. En dépit du reste. Soledad se lève et vient regarder le bandage, les perfusions. « Tu as mal quelque part ? » Question de routine, mais question importante qui peut aussi révéler des choses, des problèmes à soigner. Elle touche le tout délicatement et du bout des doigts, tout en se disant qu'elle a bizarrement l'impression que dans ce lit d'hôpital Rory a l'air terriblement fragile.

Mais il ne faut pas qu'elle y pense : une boule se forme dans sa gorge. Elle revoit quand elle l'a croisée dans la rue, ses vêtements, l'expression de son visage. Qu'est-ce que je peux faire ? Ça tourne en boucle dans sa tête, avec la ferme certitude que seule Rory peut faire quelque chose, maintenant. Elle pose sa main un instant sur celle de sa soeur. « S'il te plaît, ne retourne pas où tu étais. » Elle n'ose pas dire dans la rue, pourtant c'est un peu ça. Elle sait qu'il ya un grand pourcentage de chance que Rory l'envoie bouler, mais elle essaye quand même. « On peut peut-être trouver une autre solution ? »

 "Parce que c'est ce que tu voulais ?". Rory ferme les yeux et laisse le silence l'engloutir. Elle se nourrit de ce silence tout en faisant mine de réfléchir. Elle sait que Soledad n'est pas dupe , elle la connaît depuis trop longtemps pour ne pas connaître tous ses trucs. Contrairement au reste de sa famille, Soledad a toujours su voir au delà de son masque au grand damne de Rory. "Non" Sa réponse est simple, un mot et pourtant elle lui demande toutes les peines de monde pour sortir. Trois pauvres lettres et pourtant Rory a l'impression d'avoir couru un marathon. Malgré ça elle pousse sur ses poumons pour réussir à parler une nouvelle fois"Mais ça aurait été mieux pour tout le monde ". La vérité est là. Rory possède de nombreux défaut mais l'égoïsme n'a pas été sollicité cette fois. Pour elle la vérité est simple, elle est un boulet pour Soledad et sa famille, un boulet qui empêche Skye d'obtenir l'attention qu'elle mérite, un déchet qui terrorise les plus jeunes, quelqu'un qui ne mérite pas de vivre. Elle n'a pas voulu mourir mais elle est assez lucide pour savoir que cela aurait été une solution plutôt efficace au problème qu'elle est. Bien entendu sa mort aurait engendré de la peine à sa famille, ils l'aiment elle le sait mais au final cette peine aurait rapidement été balancé par le calme crée par son absence elle en est certaine.

Malgré la douleur et l'envie de fermer les yeux pour ne pas les rouvrir son orgueil prend les devants et la force à poser une nouvelle question. Elle a besoin de savoir qui est au courant, au moins pour savoir si on tient un tant soit peu à elle. "Personne pour le moment. J'attendais que tu te réveilles. Skye le sera, je ne voulais juste pas l'inquiéter... En plus du reste. Mais les parents pas encore et je ne sais pas si je vais leur dire, je verrai. J'imagine que tu veux garder ça secret ??" Rory détourne la tête et serre les dents. Ainsi personne d'autre que Soledad ne sait. Elle sait qu'elle devrait se sentir reconnaissante envers Soledad d'avoir gardé le secret mais sa promesse de prévenir Skye l'en empêche. Leur soeur a d'autres chats à fouetter que de se faire du mouron pour elle. " Ne lui dit pas". Elle n'est pas morte et au vu du regard de Soledad elle n'est pas prête de mourir alors pas la peine d'inquiéter Skye. Par contre elle est surprise que sa soeur ne soit pas sûre de prévenir les parents. En l'entendant elle ne peut s'empêcher d'avoir un rire cynique. "Ce sont mes tuteurs. Ils vont être prévenus par l'hôpital. Je n'ai plus le droit d'avoir des secrets depuis le MIT." Elle ne l'admettra jamais mais Rory est terrorisée. Elle espérait presque voir ses parents à son chevet. Elle sait qu'elle leur a fait vivre un enfer sans nom ses dernières années,  mais ils restent ses parents, une constante de sa vie là dans le meilleur comme le pire. Elle sait qu'elle n'est pas la fille qu'ils espéraient avoir et elle sait aussi qu'ils n'ont pas forcément géré son cas de la meilleure manière possible qu'ils ont commit des erreurs mais elle sait que son cas était compliqué. Même sa tutelle n'a pas été une réussite. Certes ses parents ont main mise sur son argent mais cela ne les a pas empêché de ne pas réussir à l'empêcher de rechuter.

"Tu as mal quelque part ?" La question de sa soeur lui parait anormalement.. normale. Face à elle ce n'est plus sa soeur mais l'infirmière ce qui étrangement rassure Rory. Sa soeur peut la juger et l'enfermer dans un placard mais une infirmière n'est là que pour s'assurer de sa bonne santé. N'est-ce pas ?  Cela fait des jours que son corps n'est qu'une immense courbature, chaque battement de cil semble lui demander un effort surhumain mais en plus sa tête la lance et la lumière lui agresse les rétines. Face à sa soeur Rory aurait sûrement nié l'évidence, par fierté mais face à l'infirmière elle se laisse aller à un peu de vulnérabilité"Partout mais surtout au crâne". Nul doute que sa chute n'est pas étrangère à la douleur lancinante qui émane de sa tempe. Elle peut sentir les doigts de sa soeur parcourir son corps à la recherche de points douloureux tandis que son propre regard vient se fixer sur un spot lumineux du plafond. Tout pour ne pas croiser les yeux de sa soeur car elle sait qu'elle ne pourrait pas supporter la pitié qu'elle y verra certainement. " S'il te plaît, ne retourne pas où tu étais." L'infirmière disparaît pour laisser place à sa soeur. Les yeux de Rory restent invariablement fixés sur la lumière du plafond malgré la sensation de brûlure de plus en plus insupportable. Elle reste muette, en apparence insensible aux suppliques de sa soeur mais surtout parce qu'elle sait qu'elle n'a rien à répondre. Elle n'a pas aimé son temps dans la rue, elle ne peut même pas s'en souvenir pour la plupart du temps. Mais cela lui apparaissait comme la meilleure solution pour elle." On peut peut-être trouver une autre solution ?" L'espoir qui dégouline de la voix de Soledad lui donne envie de pleurer. Elle a essayé, elle a voulu rester sobre mais tout était trop insupportable. L'alcool et la drogue étaient les seules choses qui lui permettait de vivre sans se sentir submergée et personne ne semblait la comprendre. Elle avait tout fait pour que ça aille, elle avait accepté la tutelle, elle était allée aux réunions, elle s'était rendu religieusement à tous ses rendez-vous chez le psy et elle ne s'était pas senti mieux. Tout ça pour se retrouver dans un lit d'hôpital aussi impuissante qu'avant. Elle ne se souvenait que trop bien de la haine qui habitait le regard de sa soeur quelques semaines plus tôt alors que sa sobriété la rendait irascible et Rory savait qu'elle ne pourrait supporter que sa famille se remette à la détester comme cela avait été le cas. Elle pourrait exprimer ses peurs à sa soeur, son insécurité mais non, Rory tourne son visage émacié vers Soledad et lui crache à la figure " Vous allez m'enfermer dans un institut c'est ça? C'est ta grande solution miracle pour être enfin débarrassée de moi ?" La colère est tellement plus simple que la vulnérabilité et tellement plus facile à atteindre, avec le temps elle est presque devenu comme une seconde nature pour Rory. "C'est hors de question tu m'entends ? JE N'IRAIS PAS" Son ton monte et ses yeux lancent des éclairs tandis que Rory s'époumone face à sa soeur. "Tu réussiras pas à m'y envoyer. Je refuse. J-je.." sa voix se brise et Rory ravale les larmes qu'elle sent monter. " Je n'irai pas."

« Non. Mais ça aurait été mieux pour tout le monde » Non. Ce n'est pas grand chose mais c'est déjà ça, et Soledad essaye de se raccrocher à ces trois petites lettres. Pour le reste elle secoue la tête de droite à gauche, faiblement. Elle est incapable de répondre quoi que ce soit : elle se sent coupable, une nouvelle fois. Coupable de comment elle s'est conduite avec sa soeur ces derniers temps, coupable aussi d'avoir baissé les bras. C'était la seule solution pour sa survie mentale mais où est-ce que ça l'a menée, finalement ? Ici, au chevet de sa soeur, à l'hôpital. Au final, c'est comme si il ne pouvait y avoir qu'une seule issue : mauvaise.

Quand Rory tourne la tête, Soledad sent qu'un orage va arriver. « Ne lui dit pas. » L'infirmière pince les lèvres. Certes Skye a beaucoup de choses à gérer en ce moment mais elle sait aussi qu'elle aurait voulu être au courant. Et puis, c'est dur pour Soledad de porter tout ça toute seule. Mais ça, Rory n'en a pas vraiment conscience. « Ce sont mes tuteurs. Ils vont être prévenus par l'hôpital. Je n'ai plus le droit d'avoir des secrets depuis le MIT. » « Oui mais j'ai retardé la validation de ton dossier, alors ça te fait gagner un peu de temps » explique-t-elle doucement. C'est dur d'en vouloir à Rory alors qu'elle semble disparaître sous ses draps d'hôpital.

Son métier prend le dessus, elle essaye de tromper son cerveau, son inquiétude, sa tristesse et ses milliards de questions en s'occupant de sa soeur, en vérifiant qu'au moins celle-ci a tout ce qui lui faut en cet instant, qu'elle souffre le moins possible, etc. Quand Rory lui dit qu'elle a la mal à la tête elle vérifie le dosage d'un léger anti-douleur dans la perfusion — impossible de lui mettre des médicaments trop forts de toute façon à cause de ses addictions — et tout d'un coup c'est comme si, avec ses mots, elle a fait basculer la situation. L'air semble plus lourd dans la petite pièce, le bip-bip des machines plus stridents. Pourtant Soledad n'a pas l'impression d'avoir été particulièrement insistante au contraire, elle se sent mise à nu face à sa soeur, elle n'a plus envie d'être en colère ou de lui hurler dessus, elle veut juste que ça s'arrête, avant qu'il ne soit trop tard. « Vous allez m'enfermer dans un institut c'est ça? C'est ta grande solution miracle pour être enfin débarrassée de moi ? » Malgré sa faiblesse physique, Rory a réussi à hausser le ton et à se tendre et Soledad se laisse surprendre, sursaute et recule à moitié face au ton si vindicatif de sa soeur tout d'un coup. « Mais je... » Pas le temps de parler, elle se fait couper la parole tout de suite. « C'est hors de question tu m'entends ? JE N'IRAIS PAS. Tu réussiras pas à m'y envoyer. Je refuse. » « J'ai jamais dit que j'allais t'enfermer quelque part au contraire je... » Elle parle vite, essayant d'en placer une entre les attaques glaciales de sa soeur. L'idée n'était pas du tout de la braquer, pourtant. Soledad se sent juste complètement dépassée, à court d'idées, d'énergie. « J-je... Je n'irai pas. »

Le silence se fait petit à petit. Soledad, de son côté, n'ose plus rien dire. Parce que si c'est pour que Rory se transforme de nouveau, à quoi bon ? Aucun dialogue n'est possible dans ces cas-là. Et elle n'a plus la foi de se battre comme elle l'a fait tant de fois. Elle cherche le regard de sa soeur, aussi perdu que le sien. Et visiblement... ému ? Ne sachant que faire, Sole ne bouge pas. C'est le bip strident d'une machine qui la tire de ce moment bizarre, elle se précipite pour éteindre le son et effectuer les deux-trois manip nécessaires. Les chiffres indiqués sont plutôt bons, Rory reprend du poil de la bête.

« Tu sais j'ai bien compris que te forcer ne servait à rien, et je crois que les parents aussi ont reçu le message » commence-t-elle, le dos tourné à Rory. Sa voix est neutre, elle se retient surtout de ne pas trembler tant elle a envie de pleurer de désespoir. « Ce n'est pas du tout ce que j'insinuais. Je suis juste... Fatiguée. Inquiète. Pense ce que tu veux de moi mais tout ce que je veux c'est t'aider et je suis à bout. Alors c'est pour ça que j'aimerais tant que tu m'aides sur ce coup-là. Ça ne peut pas venir de moi. Ça ne peut venir de personne en fait, à part toi... » C'est bien là tout le problème. Elle soupire de nouveau et se retourne pour affronter le regard de sa soeur, les mains dans les poches de sa blouse. « Si tu continues comme ça ton corps va lâcher, Rory. Il a déjà commencé derrière, tes reins et ton foie en premier. Ton coeur aussi. Je ne sais pas ce que tu cherches mais... » Cette voix sa voix se brise un peu, alors elle inspire un coup et avale sa salive. « Ce n'est pas ce que je veux pour toi. Et c'est peut-être égoïste de ma part mais moi j'aimerais juste te retrouver, et j'aimerais juste que tu sois heureuse. Alors dis-moi... Vraiment, est-ce que tu es heureuse, là ? » Après tout, elle n'a aucune idée de ce qu'on ressent quand on se drogue. Ça doit en valoir le coup... Mais ça ne dure pas, ça ne dure jamais.

Comme souvent, Rory ne prête pas attention aux effets que ses paroles ont sur ses proches. C'est plus simple comme ça, au moins elle n'a pas à être témoins du mal qu'elle peut leur faire. Ce n'est pas comme si elle voulait les blesser, pas vraiment du moins mais c'est toujours plus facile de fermer immédiatement la discussion que de se retrouver incomprise par la suite et d'en souffrir. C'est cette même logique qui lui fait demander de ne rien dire à Skye, inutile de lui dire quelque chose qui va l'empêcher de se concentrer sur sa propre guérison. Rory ne connait pas toute l'ampleur de sa maladie mais elle est assez intelligente pour comprendre que Skye est suffisamment dans la merde toute seule. Elle n'a clairement pas besoin de se ronger les sangs pour son alcoolique de soeur.  "Oui mais j'ai retardé la validation de ton dossier, alors ça te fait gagner un peu de temps". La réponse de Soledad à sa déclaration sur leurs parents a le mérite de faire réagir Rory qui tourne son regard vers Soledad. Le mot expressif n'aurait jamais pu être un qualificatif donné à Rory, elle avait beau sourire il était rare que la joie atteigne son regard, peut-être était-ce du à la couleur de ses yeux ou à son naturel renfermé mais le fait était que Rory n'était pas du genre à avoir l'air heureuse. Pourtant, alors qu'elle fixait sa soeur d'un air neutre quelque chose ressemblant à de la gratitude se fraya un chemin jusqu'à ses yeux. Cela ne dura que quelques secondes, trois tout au plus mais c'était assez pour être remarqué avant que Rory ne retourne à son stoïcisme habituel.

Elle laisse sa soeur s'agiter autour d'elle et vérifier les différentes machines l'entourant en silence. De toute façon elle n'a rien à lui dire qu'elle ne sait déjà. Le calme lui fait du bien mais comme pour toutes les bonnes choses de sa vie Rory est incapable de garder cette situation ainsi, sans prévenir son humeur change, mélange de peur et de colère et elle attaque sa soeur. Elle n'est plus réellement capable de réfléchir correctement et son cerveau saute à des conclusions sûrement hâtives. Elle est persuadée que sa soeur et ses parents vont encore essayer de l'enfermer et cette idée la fait sortir de ses gonds. La solitude la terrorise, tout comme l'isolement et plutôt que de l'expliquer elle se lâche sur Soledad qui l'observe sans comprendre. "Mais je... " Elle n'entend pas Soledad et continu à hurler sans se soucier une minute du fait qu'on l'entend probablement depuis le couloir. "J'ai jamais dit que j'allais t'enfermer quelque part au contraire je...  " Rory la coupe, presque au bord des larmes et le souffle court avant de se laisser engloutir à nouveau par les oreillers et le matelas légèrement trop mou de l'hôpital. Son mouvement d'humeur l'a plus essoufflée qu'elle ne l'aurait pensée et elle se retrouve à ne plus rien pouvoir dire, se contentant de fixer le plafond pour ne pas avoir à croiser le regard de sa soeur. Elle ne lui révélera pas ses faiblesses.

"Tu sais j'ai bien compris que te forcer ne servait à rien, et je crois que les parents aussi ont reçu le message. Ce n'est pas du tout ce que j'insinuais. Je suis juste... Fatiguée. Inquiète. Pense ce que tu veux de moi mais tout ce que je veux c'est t'aider et je suis à bout. Alors c'est pour ça que j'aimerais tant que tu m'aides sur ce coup-là. Ça ne peut pas venir de moi. Ça ne peut venir de personne en fait, à part toi...  " Elle profite du fait que sa soeur à le dos tourné pour essuyer une larme menaçant de s'échapper avant de tourner son regard vers le dos de Soledad. Quand sa soeur se retourne et que son regard accroche le sien Rory n'a pas la force de se dégager. Elle reste là à la regarder pendant que Soledad lui fait la liste des organes qui vont la lâcher. Elle sait tout ça mais l'entendre de la bouche de quelqu'un d'autre est différent. Pourtant elle se force à ne pas réagir, elle se contente de la regarder sans émotions, malgré sa soeur qui semble lutter pour ne pas s'effondrer sous ses yeux. Cette vision lui donne envie de vomir parce qu'elle sait qu'elle est responsable de toute la peine que ressent Soledad, elle le sait et pourtant elle ne fait rien contre parce qu'elle n'a aucune idée de comment tout arranger. La sobriété est une solution mais Rory n'arrive pas à voir où sont les bénéfices pour elle. "Ce n'est pas ce que je veux pour toi. Et c'est peut-être égoïste de ma part mais moi j'aimerais juste te retrouver, et j'aimerais juste que tu sois heureuse. Alors dis-moi... Vraiment, est-ce que tu es heureuse, là ?" La question de Soledad reste en suspens dans l'air. Rory la fixe, luttant intérieurement avec elle-même. Être heureuse est un concept abstrait pour elle. Il lui semble que le véritable bonheur ne s'est pas présenté à sa porte depuis bien longtemps. La drogue, l'alcool, tout ça lui donnait un aperçu de ce qu'être heureuse pouvait être mais elle n'était pas consciente assez longtemps pour s'en apercevoir. Mais était-ce réellement du bonheur si tout était fabriqué de toute pièce ?

Rory secoue lentement la tête de gauche à droite sans quitter le regard de Soledad. La réalisation la frappe de plein fouet et sans qu'elle ne s'en rende compte, trois lettres s'échappent de ses lèvres. "Non". Ses yeux se remplissent de larmes et avant qu'elle ne puisse faire quoi que ce soit pour les empêcher de couleur un sanglot vient se bloquer dans sa poitrine. "Non" La première larme coule sur sa joue alors qu'elle essaye de fuir le regard de sa soeur. Elle n'est pas heureuse mais cela fait des années qu'elle ne l'a pas été. Le premier sanglot est rapidement rejoint par un second et bientôt Rory se met à pleurer. "je ne le mérite pas" cette simple vérité, ancrée depuis bien trop longtemps suffit à faire redoubler ses pleurs. Elle ne sait pas depuis combien de temps elle n'a pas pleuré mais il lui semble que ses larmes sont sans fin. Son souffle déjà mit à rude épreuve par son coup d'éclat précédent se fait de plus en plus court jusqu'à ce que Rory se rende compte qu'elle peine à respirer. Ses sanglots se bloquent dans sa gorge formant un embouteillage qui empêche le moindre filet d'air de passer et la terreur vient se loger dans les yeux de Rory qui essayent d'appeler silencieusement Soledad à l'aide.

Il se passe beaucoup de choses dans cette petite salle, traversée d'émotions de toutes parts, mais Soledad se sent aussi tendue qu'à bout de forces et ne mesure pas tous les états qui traversent sa soeur également. Rory a toujours été plus ou moins indéchiffrable — certaines personnes, à une époque, dérogeaient à la règle et avaient les clefs pour la comprendre, et Soledad en a fait partie, mais plus aujourd'hui — alors dans son lit d'hôpital au milieu de tous ces tubes et de toutes ces machines elle n'est pas plus facilement lisible, même si elle est fragilisée et affaiblie. Et puis il y a cette chose insaisissable entre elles deux, tout ce qui s'est installé depuis des mois maintenant et qui les a montés l'une contre l'autre. En réalité au fond Soledad a honte — elle a tout de même pété les plombs à plusieurs reprises avec Rory — et a l'impression qu'aujourd'hui elle se retrouve à son propre tribunal. Quelque part, si Rory a fait une overdose et habite dans la rue, c'est de sa faute. Elle ne sait pas trop comment le justifier mais elle sait juste qu'elle a échoué à la sortir de là, alors c'est de sa faute.

Pas facile, du coup, de garder la tête froide, de rester objective. Elle voudrait prendre Rory dans ses bras et lui assurer que tout ira bien, mais elle n'en a pas le droit. Elle voudrait lui hurler dessus si fort que Rory l'entendrait enfin, mais ça n'est pas du tout une bonne idée. Elle voudrait réussir à s'en foutre, au fond. Abandonner Rory comme Rory les a tous abandonnés. Voilà. Ce serait plus simple.

Tout d'un coup, toujours de dos à sa soeur alors qu'elle essaye tant bien que mal de dire les dernières choses qu'elle a à dire, elle se rend compte de ça. Rory l'a abandonnée. Et c'est. ce qui rend le tout si difficile — si électrique.

« Non. » Elle s'y est pourtant préparée — c'était réthorique cette question, bien évidemment que Rory n'est pas heureuse, c'est impossible — mais la réponse de sa soeur la déstabilise comme un coup de tonnerre et l'infirmière se retrouve à la regarder se mettre à pleurer, complètement sidérée. « Non. » Elle a été très claire pourtant, mais Soledad ne peut que la regarder sans bouger, incapable de faire quoi que ce soit. Savoir pertinemment que Rory va mal est une chose mais la voir se décomposer ainsi, s'effondrer, alors que c'est sûrement la personne la plus solide de cette planète ou du moins qui donne la meilleure illusion, c'en est trop pour Soledad qui se sent complètement perdue. « je ne le mérite pas » Les pleurs de sa soeur redoublent et une fraction de seconde l'idée de quitter la salle lui traverse l'esprit. Non seulement cette soudaine mise à nu de Rory la gêne mais en plus elle sait que l'inverse est vraie aussi, que Rory finira par s'en vouloir d'avoir craqué si ce n'est pas déjà le cas, elle connait l'orgueil de sa soeur et elle a encore la loyauté en elle de ne pas vouloir le froisser, allez savoir pourquoi.

Ce n'est que quand les sanglots de Rory font un bruit étrange, qu'elle semble manquer d'air que Soledad peut enfin bouger : sa soeur est à moitié en train de s'étouffer alors elle réagit enfin, se pliant à ce qu'elle sait faire de mieux : son métier. En deux pas elle est au chevet de Rory et elle la soulève par les épaules pour relever son buste, appuie sur son menton pour ouvrir sa bouche et passe sa main sous sa nuque pour pencher un peu sa tête vers l'arrière et faciliter sa respiration. « Ça va aller » dit-elle tranquillement, habituée à calmer les angoisses de ses patients et attentive à surveiller le souffle de sa soeur qui se calme ou pas, histoire de voir si elle doit intervenir de manière plus poussée.

Il se passe quelques secondes pendant lesquelles on n'entend plus que la respiration chaotique de Rory et finalement Soledad finit par attirer la tête de sa soeur contre elle et la caler sous la sienne et l'entourer de ses bras, supportant son poids et le maintenant tout contre elle. Elle ferme les yeux parce qu'elle sent des larmes couler sur ses joues et que ce n'est pas le moment de se mettre à pleurer et elle lui dit : « Peu importe ce que tu penses de toi et ce que tu fais, je t'aimerai toujours. » Vite, elle essuie ses joues du bout de ses doigts et rouvre les paupières. « Je sais que je ne te l'ai pas trop montré récemment et je suis désolée de... De tout. Mais ça n'a pas changé. Tu es toujours si spéciale pour moi, Rory... » La plus spéciale sans doute, elle n'a pas besoin de le préciser. Elle inspire un bon coup.

« Pourquoi tu ne le mériterais pas ? Qu'est-ce qui fait que tu ne le mérites pas ? Au final, c'est à toi que tu fais du mal, c'est toi que tu fais payer. Il faut que tu réussisses à te sortir de là, par le moyen que tu veux. Tout à l'heure je te disais qu'il n'y a que toi qui peux savoir comment, c'est vrai, mais quand tu l'auras choisi alors tu ne seras plus toute seule et je ferai tout ce que tu voudras. Tu ne seras jamais seule, je te le promets. Tout ce qu'il faut c'est que tu reconnaisses avoir besoin d'aide... » Le reste, après, se déroulerait tout seul. C'était la première étape. « Peu importe si tu y arrives ou pas au début, ce n'est pas ça qui compte, ce qui compte c'est d'essayer » rajoute-t-elle en s'accrochant toujours à Rory comme si elle maintenait un bébé contre elle. « S'il te plaît, essaye au moins » finit-elle dans un souffle. « Et après on changera tout ce qui ne va pas, on arrêtera de te mettre autant de pression sur les épaules, tu feras tout ce que tu voudras je te le promets, tu ne seras obligée de rien, je ferai en sorte que les parents s'en rendent compte » ajoute-t-elle en repensant à la manière dont on a trop poussé Rory, qu'on a trop regardé comme une bête de foire tout au long de sa vie, jusqu'à la mettre dans une situation si insupportable. « Je te prêterai même tous mes habits, même les préférés » conclut-elle en essayant de sourire, même si le coeur n'y est pas trop.

Sa réponse est sans appel. Elle n'est pas heureuse c'est un fait, mais elle n'est pas malheureuse non plus. Tout ce qu'elle prend la rend indifférente au négatif autant qu'au positif. Et plutôt ne rien sentir que de se retrouver encore une fois au milieux des abîmes de sa propre terreur. Sans qu'elle ne puisse s'en rendre réellement compte sa réponse lui revient en pleine face, venant la frapper de plein fouet et sans qu'elle n'arrive à se contrôler elle se met à pleurer. Elle remarque la surprise dans le regard de sa soeur mais assez rapidement son propre état la rend imperméable aux ressentis de Soledad. À chaque sanglot sa gorge semble se rétrécir un peu plus et elle respirer devient bientôt une épreuve. Sa tête s'agite et ses yeux tentent d'appeler Soledad à l'aide. Elle ne veut pas mourir. Pas maintenant. Pas comme ça. Alors quand Soledad vient à sa rescousse elle ne la repousse pas. Elle la laisse la manipuler, et petit à petit sa respiration revient. Ce n'est pas aussi facile que d'habitude mais elle peut respirer.  "Ça va aller" Rory accroche son regard à celui de sa soeur Pace qu'elle a besoin de voir que Soledad croit à ses paroles. Elle a besoin que quelqu'un ici croit qu'elle va aller mieux parce qu'elle même n'y croit pas. Elle essaye de respirer, de réguler sa respiration mais la chose se révèle difficile, à croire qu'elle a oublié comment faire quelque chose d'aussi simple. Au bout de quelques instants la chose devient moins ardue et Rory s'autorise à fermer les yeux tandis que les larmes, silencieuses, continues de couler.

Pendant longtemps, trop longtemps, Rory s'est voulue indéchiffrable à un tel point qu'elle même à oublié comment identifier ses émotions. Sa tristesse la surprend tellement qu'elle n'arrive pas à chercher ce qui la rend triste spécialement. Sa presque mort ? S'être fait trouvée ? Que sa soeur soit là avec elle ? Que ses parents ne soient pas là? Elle n'en a aucune idée mais plus elle pleure et plus la fatigue prend le dessus. Elle est tellement lasse qu'elle ne dit rien quand sa soeur vient prendre sa tête pour la poser contre elle. "Peu importe ce que tu penses de toi et ce que tu fais, je t'aimerai toujours. Je sais que je ne te l'ai pas trop montré récemment et je suis désolée de... De tout. Mais ça n'a pas changé. Tu es toujours si spéciale pour moi, Rory..." Normalement les paroles de sa glissent sur elle mais là, peut-être est-ce parce qu'elle est déjà fragilisée par son overdose, étrangement Rory les entend. Elle ferme les yeux pour s'empêcher de pleurer parce que justement, elle ne se sent plus si spéciale. Ni aux yeux du monde ni aux yeux de sa soeur. Dans un coin reculé de son cerveau elle peut se revoir, plus jeune avec Soledad quand elles étaient la personne de l'autre. Quand elle était spéciale. Ce temps est depuis longtemps révolu mais savoir qu'il a existé et qu'elles ne réussiront sans doute plus à l'égaler la chagrine. Serrée contre sa soeur Rory se mord la lèvre. Elle a déjà bien assez pleuré comme ça. Mais c'est sans compter sur Soledad qui reprend. "Pourquoi tu ne le mériterais pas ? Qu'est-ce qui fait que tu ne le mérites pas ? Au final, c'est à toi que tu fais du mal, c'est toi que tu fais payer. Il faut que tu réussisses à te sortir de là, par le moyen que tu veux. Tout à l'heure je te disais qu'il n'y a que toi qui peux savoir comment, c'est vrai, mais quand tu l'auras choisi alors tu ne seras plus toute seule et je ferai tout ce que tu voudras. Tu ne seras jamais seule, je te le promets. Tout ce qu'il faut c'est que tu reconnaisses avoir besoin d'aide... Peu importe si tu y arrives ou pas au début, ce n'est pas ça qui compte, ce qui compte c'est d'essayer. S'il te plaît, essaye au moins. Et après on changera tout ce qui ne va pas, on arrêtera de te mettre autant de pression sur les épaules, tu feras tout ce que tu voudras je te le promets, tu ne seras obligée de rien, je ferai en sorte que les parents s'en rendent compte. Je te prêterai même tous mes habits, même les préférés " Chaque mot de sa soeur l'atteint plus profondément qu'elle ne le souhaiterait. Elle aurait du savoir qu'à enfouir ses émotions tout finirait par ressortir violemment. Et alors qu'elle avait enfin réussit à arrêter les larmes, elle sent ses joues se mouiller à nouveau. " Je ne veux plus être seule " Ces six mots sont à peine articulés et pourtant elle sait que Soledad les a entendu. Avouer cela est dur pour Rory mais elle est prête à tendre une main à sa soeur parce qu'elle ne veut pas mourir. Elle peut essayer mais elle ne veut plus être seule. La racine du problème est là, la majorité de sa vie Rory s'est retrouvée isolée, par sa famille, par la différence d'âge entre elle et les étudiants du MIT, par son intellect .. Et elle n'en peux plus. Alors doucement elle dirige sa main vers celle de sa soeur et la presse légèrement pour que Soledad l'entrouvre et lui permette d'y glisser ses doigts. "Tu as toujours été spéciale aussi". Elle fait une pause et toujours dans la même position, ses yeux résolument fixés sur ce point invisible, Rory se remet à parler. "J'aurais aimé que tu ne me déteste pas"

Soledad ne veut pas se l'avouer, mais en cet instant, c'est un peu sa dernière chance. Si Rory ne se laisse pas convaincre, tout va continuer et les choses ne feront qu'empirer. Combien d'overdoses avant la dernière ? Combien de dangers pris dans la rue ? Elle sait que ça peut être le début de la fin, et si quelque part elle est trop lasse et trop à bout pour vraiment le comprendre, il y a quelque chose en elle qui comprend qu'elle doit jouer le tout pour le tout. Voilà pourquoi c'est aussi difficile de retenir ses larmes alors qu'elle presse Rory contre elle et qu'elle essaye de parler le plus clairement possible, mettant absolument tous ses sentiments et son désespoir dans chaque mot qu'elle emploie. Ses derniers espoirs aussi. Elle baisse le rideau et dévoile qu'elle est prête à tout. Pas facile de s'imaginer comment Rory va réagir à cela, elle qui sait si bien fuir et laisser glisser sur elle tous les problèmes, tout ce qui est important, et toutes les responsabilités.

« Je ne veux plus être seule » Doucement, Soledad hoche la tête. Elle sait que les problèmes d'addiction sont souvent très intimement liés à une solitude intense ressentie par les gens, peu importe l'apparence qu'elle revêt. Ses bras se serrent un peu plus autour de sa soeur. « Je te promets d'être là » répète-t-elle, c'est tout ce qu'elle peut faire à sa hauteur ; elle ne peut pas annuler les émotions de sa soeur, faire disparaître ce qui ne va pas mais elle peut au moins se montrer présente pour elle. « Mais tu sais que pour ça il faut que tu fasses des efforts, d'accord ? » rajoute-t-elle tout bas. Elle a peur de la braquer, à tout moment. Rory ne reste jamais douce bien longtemps.

Mais tout d'un coup, Soledad se laisse surprendre. Habituée des coups d'éclat de sa soeur, son cerveau a déjà anticipé une suite potentielle : Rory qui la repousse, un appareil qui se met à biper parce que Rory préfèrera sûrement avoir un organe lâche plutôt que d'accepter qu'on l'aide, etc. Tous les scénarios sont possibles. Mais celui là, elle ne l'avait pas envisagé. Elle ouvre les yeux de stupeur quand elle sent la main de sa soeur attraper la sienne et ses doigts se mêler aux siens. « Tu as toujours été spéciale aussi » D'abord elle ne réagit pas et puis elle serre les doigts de Rory en retour, sans pouvoir répondre quoi que ce soit. Évidemment, elle a une boule dans la gorge. « J'aurais aimé que tu ne me déteste pas » rajoute sa soeur après un instant de silence.

Reniflant à moitié, Soledad secoue enfin la tête. « Arrête. » Évidemment, ça lui fait de la peine, mais ça attise le feu de sa curiosité encore un peu plus. « Ne dis pas ça, c'est faux » et ça me fait de la peine, retient-elle. Elle n'est plus habituée à se livrer à sa soeur, à se montrer vulnérable. « Ce n'est pas toi que je déteste. C'est ce que tu prends, ce que tu bois... Et comment ça te transforme. C'est la situation que je déteste. » C'est la Rory de maintenant qu'elle déteste pour être juste, mais ça elle ne peut pas le dire et surtout ce n'est pas entièrement vrai, car cette Rory là elle la tient aussi dans ses bras et ne veut pas la lâcher. « C'est beaucoup de choses que je déteste, mais pas toi. Je t'en veux, ça c'est vrai, mais j'en veux à la terre entière ; j'en veux beaucoup aux parents, aussi. » Ça, elle ne l'a encore jamais vraiment formulé à haute voix. « Ils n'auraient jamais dû faire de toi une bête de foire » C'est réducteur à dire, mais elle en est venue à cette conclusion. « Personne n'aurait jamais dû te laisser t'isoler comme ça. Ni mettre autant de temps à reconnaître que tu as une maladie. Ce n'est pas que de ta faute, Rory. L'addiction est une vraie maladie, ça il faut que tu l'entendes. Ce n'est pas une punition ou une fatalité. Il existe plein de choses pour s'en sortir. Et tu sais par laquelle je vais commencer. » L'entendre hurler quand on parle de cure de désintoxication, elle est habituée. « Il faut que tu repasses par la cure avant toute chose, tu as besoin d'être accompagnée dans le sevrage. Et après, on pourra avoir une meilleure vision d'ensemble pour la suite. Mais on ne peut pas éviter cette case. » L'infirmière a pris le dessus quelques instants. Elle inspire de nouveau un bon coup, toujours sur la défensive. Mais sa main serre toujours celle de Rory. « Si je te détestais j'aurais baissé les bras il y a bien longtemps. Si je te détestais je ne serais pas là. » Elle hésite mais colle une fraction de seconde ses lèvres sur les cheveux de Rory en guise de baiser discret, toujours avec la crainte de se faire envoyer bouler.