La moindre excuse était bonne, depuis que ma soeur avait emménagé dans son appart, pour que je passe lui rendre visite. En rentrant des cours, en retrouvant des potes, juste en me baladant, pour l'emmener se promener en ville — etc. La pire que je lui avais servie, je crois, était « il n'y a plus rien dans le frigo, je peux venir ? » mais ça avait surtout été pour la faire rire. En vérité je faisais gaffe : je la prévenais toujours avant, je ne débarquais pas (pas trop) à l'improviste et parfois je me forçai à ne pas rester trop longtemps. Annabel avait voulu quitter le nid, ce n'était pas pour que je lui colle aux basques 24h/24. J'en avais parfaitement conscience. Le positif, c'était que le temps qu'on passait ensemble était vraiment cool, on ne traînait pas simplement on faisait plein de trucs et on se racontait plein de petites choses et j'adorais ça, ce temps passé rien que tous les deux, chez elle, un peu hors du monde. C'était nouveau, mais c'était vraiment cool. Le moins fun, c'était que la maison me paraissait immensément vide et silencieuse et seule et cette solitude nouvelle m'étouffait un peu trop, de temps à autre. J'avais beau faire attention à ne pas me laisser happer par cette sensation, ce n'était pas si simple que ça. Le pire était les soirs où j'étais d'humeur maussade, ou bien les nuits quand je n'arrivais pas à dormir. Je pensais à ma soeur qui avait toujours un petit mot pour me rassurer ou qui, je savais, vérifiait toujours la lumière sous ma porte quand elle rentrait, comme une petite maman, et là j'avais envie de chialer, je me sentais plus seul que jamais, j'avais l'impression qu'on avait arraché Annabel de ma vie et il me fallait faire tous les efforts du monde pour ne pas l'appeler en chouinant. Le matin, je repensais tout ça et j'avais honte — pourquoi est-ce que parfois j'avais encore quatre ans ? Mais n'empêche que ça me travaillait pas mal et me fatiguait aussi, alors ç'aurait été mentir que de dire que le départ de ma soeur n'avait créé aucun remous, pour ma part.

Son sourire et son regard doux m'acceuillirent et je me penchai pour lui faire un bisou et la serrer contre moi, ce qui me permit de voir que derrière elle, il y avait encore tout un tas de bordel. Normal : tout n'était pas terminé. « Comment tu vas? Papa et Scott vont bien? » « Tout roule. Papa m'a donné ce bouquin pour toi... J'sais même pas ce que c'est ? » Mon père me faisait rire : il faisait genre que tout allait bien mais lui aussi, Annabel lui manquait, alors dès qu'il savait que j'allais la voir il me donnait des trucs pour elle, de la bouffe ou des livres ou n'importe quoi, comme si la pauvre manquait d'argent pour s'acheter des objets de la vie quotidienne. Je pouffai de rire en regardant ma soeur. « Scott, je sais pas, il me soûle. Je lui parle plus depuis deux jours parce qu'il est d'une humeur de chien, j'attends qu'il se calme » expliquai-je en haussant les épaules. Parfois, mon frère avait ses humeurs. Qui déteignaient sur moi alors on s'évitait pendant 2 ou 3 jours et puis ensuite, tout repartait comme sur des roulettes. « Et toi ? T'as avancé un peu ? » demandai-je en scrutant les nouveautés. Vu que je venais souvent, je voyais les changements petit à petit. « Hum.. J'espère que tu n'as pas mit d'habits auxquels tu tenais parce que j'aurais besoin que tu m'aide à peindre. » Je lançai à ma soeur un regard blasé. « Mais Boubou, fallait prévenir, j'ai mis un t-shirt que j'aime trop » râlai-je ouvertement. « Je suis trop petite pour le haut du mur » Comment lui résister ? Im-po-ssible. Je soupirai une nouvelle fois et de manière très dramatique avant de poser mon sac par terre. « Bah tu m'en prêtes un alors, c'est mort que je le pourrisse. Et la prochaine fois préviens, en plus j'aime bien peindre. » Tout de même, je n'étais pas le dernier pour les travaux pratiques.

« Pour la peine, je fume une clope d'abord » dis-je avec un sourire satisfait en allant vers le balcon. « Tiens, je nous ai pris ça ! » J'avais acheté au passage deux cafés et deux muffins pour le goûter — après tout, ma soeur n'avait pas à m'inviter à chaque fois. Un café n'était pas de refus, vu que j'étais fatigué ces derniers temps, et toujours un peu dans le brouillard. Ces derniers jours avaient été compliqués, alors inutile de préciser que mes nuits avaient été meilleures. Ça se voyait probablement à ma tête, et je me passai une main sur les yeux pour me réveiller. « Alors, tu en as appris un peu plus sur les mystérieux voisins ou pas ? » De son balcon On voyait une fenêtre avec des gens bizarres, qui avaient des habitudes bizarres et un peu incompréhensibles. Du coup, on s'amusait à inventer tout un tas d'hypothèses plus farfelues les unes que les autres.

J'écoutai l'explication très fournie de ma soeur et me mis à rire, c'était tellement le genre de trucs que faisait notre père ça ;ça n'aurait pas pu mieux le représenter. Il était toujours si impliqué dans nos passions ou les trucs qu'on aimait bien que dès qu'il voyait la moindre chose en rapport il ne la loupait pas, et parfois même quand c'était un peu à côté de la plaque, ou too much. Mais c'était mignon et j'échangeais un regard entendu avec ma soeur. « Tu sais ce qui le travaille ? » Par contre, concernant Scott, c'était tout autre chose. Je haussai les épaules. « Nan. Et j'm'en fous. En fait tout est parti du moment où j'ai râlé parce que j'en ai marre qu'il laisse traîner ses t-shirts de sport qui puent dans la salle de bain, moi le matin je me prends son odeur de mort et je suis pas venu là pour souffrir. Donc il l'a mal pris et depuis il boude comme un gamin. Y'a sûrement autre chose là-dessous mais si tu veux j'ai pas du tout envie d'aller le voir pour discuter. » Il finirait bien par se calmer et moi aussi et tout irait comme sur des roulettes, je nous connaissais suffisamment pour le savoir.

J'attrapai ensuite le t-shirt que me donna ma soeur et l'échangeai contre le mien, avant d'aller fumer ma clope sur le balcon. « Très bon choix! Allez va donc t'enfumer les poumons. » Levant les yeux au ciel, je me contentai de lui lancer un sourire innocent. Je savais qu'elle n'aimait pas que je fume, mais c'était tout ce qui me restait et au moins ce n'était pas le pire, et c'était déjà ça. « Hum.. je reste persuadée que l'homme est un tueur en série. Ou alors il travail sur un chantier parce que pourquoi sinon aurait-il besoin de trois scies ? » Je soufflai ma fumée et souris en la regardant, y allant moi aussi de ma petite hypothèse. « Et les gros sacs sur le balcon on dirait quand même du détergent, ça pourrait coller avec ta supposition... » Ayant terminé ma clope, je l'écrasai dans le cendrier que j'avais apporté à l'emménagement de ma soeur (non sans un petite sourire de provocation) avant de rentrer dans l'appart. « Bon, vas-y, on s'y met ? » J'étais un peu excité, ce n'était que de la peinture mais j'aimais bien ça, de toute manière les travaux manuels c'était ce qui me correspondait le mieux. « Surtout que tu dois avoir pleeein de trucs à me raconter » ajoutai-je après une seconde dans laquelle j'avais mis tout un petit effet. Après un regard complice en direction de ma soeur, je pris une mine parfaitement innocente et m'armai d'un pinceau avant d'étaler des journaux sur le sol devant le mur. « Me regarde pas comme ça, je suis parfaitement innocent, moi. » Je la cherchais un peu, c'est vrai, mais à la fois j'espérais un peu que le sujet vienne d'elle, parce que si elle ne voulait pas en parler, c'était autre chose. Ça me vexait un peu mais je préférais me dire que ma soeur avait le droit à ses petits secretes, tout comme moi ; par ailleurs je n'étais pas certain qu'elle soit enchantée d'apprendre que je revoyais Rory donc au final... Peut-être que je m'engageai sur un terrain glissant, mais c'était aussi plus fort que moi. J'étais curieux et surtout j'aimais bien taquiner Annabel. Je me mis à peindre en sifflotant, attendant qu'elle daigne me répondre.

« Je vois .. Je lui proposerai d'aller manger quelque chose, voir ce qu'il se passe de son côté. » Je haussai les épaules, peu intéressé par les états d’âme de Scott quand il avait décidé d’être chiant. De toute manière, avec lui, ça ne servait à rien d’insister. En ce qui me concernait, si j’insistai il m’envoyait dans les roses, alors j’avais appris avec les temps à attendre qu’il daigne ouvrir la bouche si ça le chantait. Ma sœur agissait différemment évidemment, mais parfois ça m’énervait parce que je savais qu’elle s’impliquait beaucoup plus que lui et ces derniers temps elle avait aussi mérité d’arrêter de nous courir après comme si tout le devoir maternel reposait sur elle. Enfin bon : c’était une autre histoire. On était là pour passer du temps ensemble et fignoler son appart, et je n’avais pas envie de me prendre la tête. Le passage sur les voisins me fit marrer et quand j’eus terminé ma clope je revins dans le salon, histoire qu’on se lance enfin dans la peinture.

Mais évidemment, je n’avais pas pu m’empêcher. Annabel et ses secrets bien gardés… Et pour le coup j’étais content pour elle si elle avait décidé de franchir le pas. Mais comme elle ne disait rien, j’avais peur de la brusquer en forçant le sujet. « Si tu parles de mon stage à l'opéra il n'y a vraiment rien de neuf tu sais déjà tout ? Sinon il va falloir me donner un peu plus de contexte Boubi. » Poussant un soupir dramatique, je levai les yeux au ciel. Visiblement, j’allais devoir forcer le sujet. « Mais puisque tu y tiens, allons y échangeons des nouvelles. Quoi de neuf dans ta vie Boubi ? » Oh – elle était maline. Très maline. Je plissai les yeux dans sa direction. Trop facile de me retourner la question comme ça. « Tu serais forte si tu devais mener des interrogatoires de police » lâchai-je avec un air de conspirateur. « Non, je ne parlais pas de ton stage, mais plutôt de ta… Vie privée. » Cette fois, j’ajoutai un petit sourire satisfait. « Dans ma vie y’a rien de neuf, tu sais déjà tout Boubou » répétai-je au risque de l’agacer. Cela dit, je ne lui cachais pas grand chose, mis à part les détails à propos de Rory mais est-ce qu’il ne valait pas mieux, sinon j’allais m’attirer ses foudres ? « Je suis désolé de t’apprendre que j’ai des potes qui sont sur Tinder » lâchai-je innocemment avant de m’emparer d’un pinceau et d’un rouleau de scotch. « On commence par quel coin ? Tu veux que je m’occupe du contour ? » Mine de rien, je me mis à étudier le mur comme si c’était la chose la plus incroyable que je n’avais jamais vue de ma vie.