Dans la communauté latino-américaine, ici, les gens sont principalement Mexicains, ceux qui viennent d'Europe comme nous sont moins nombreux. Pas étonnant alors que la culture et les traditions s'imprègnent de la majorité ; Bianca, Augusto, tous mes voisins sont d'origine mexicaine, de près ou de loin. La langue est la même mais les traditions diffèrent un peu, seulement voilà : ma mère n'est plus trop là pour nous rappeler celles de son pays. Très vite, Ella et moi, et même Leo j'imagine, on a adopté celles de nos voisins, puisque notre langue maternelle est la même. Alors pour moi le Jour des morts, c'est les traditions de Bianca et de sa famille, c'est les tenues et les maquillages qui vont avec : pas étonnant donc que j'opte pour un maquillage de Calavera et des habits aux couleurs qui vont avec, c'est un truc que je connais bien, que j'ai déjà fait plusieurs fois, et j'avoue que le temps a joué pas mal aussi dans ma décision. Entre les répèts, les cours, les révisions, le sport que je continue à faire de manière rigoureuse : le temps me file comme du sable entre les doigts. Je cours, tout le temps. Encore plus maintenant que Leo est tiré d'affaire, que mon esprit se libère un peu, que je peux reprendre tout ce que j'ai du mettre de côté pour lui venir en aide. Comme traîner avec mes amis, par exemple. La fête foraine me faisait trop envie, et comme je n'ai pas vu Selena depuis longtemps, même pas pour son anniversaire en plus, c'est l'occasion parfaite. Et même si je la devine potentiellement un peu froussarde, je suis certaine qu'on va passer un chouette moment toutes les deux.  

Je suis en retard, comme d'habitude. Je ne prends même pas la peine de répondre aux autres, qui envoient des messages en rafale sur le groupe de discussion. J'ai dit que oui, peut-être, j'allais les rejoindre plus tard, mais que tout dépendait de mon amie aussi. Au final, ces gens je les vois souvent à la fac, Lena, j'en au moins l'occasion. On a du temps à rattraper, et ça me fait plaisir aussi de changer un peu d'environnement. A la bourre, toute déguisée et mon sombrero sous le bras, je quitte l'appart en saluant rapidement mes parents - tous les deux là pour une fois, un miracle - avant de foncer dans le bus qui m'emmène en direction de la fête foraine. Ma musique dans les oreilles, je savoure enfin ce moment, rien qu'à moi, et la promesse de la soirée qui va suivre. Il ne me faut pas trop de temps, mon chapeau sur la tête cette fois, pour me faufiler parmi les gens, et retrouver mon amie. « Olàààà bella ! » Je souris de toutes mes dents, fais une petite danse en guise de salut et lui envoie un baiser avec la main, dans les airs : inutile de lui coller tout mon maquillage dans la figure. « Salut, Princesse Lena ! » Je lui lance un regard plein d'admiration. « Trop stylé ton costume, wouaaah ! C'est toi qui as fait la robe ? » Ca lui va super bien, en plus.

On se met en marche, dans l'ambiance à la fois familiale mais tout de même un peu effrayante de la ferme. Sans attendre d'avantage, je tire Selena vers un stand de nourriture en tout genre, et nous achète une énorme pochette surprise de bonbons, spécial Halloween. Je sors les quelques dollars que j'ai mis de côté, exprès pour l'occasion, et l'empêche de payer. « Tut tut ! C'est pour ton anniv, vu qu'on a pas eu l'occasion de le fêter toi et moi !! C'était bien, d'ailleurs ? » 18 ans, quand même, ce n'est pas rien. Dans mon souvenir elle a fait ça avec son frère et sa soeur, et j'ai cru comprendre qu'elle a reçu un nouveau skate, sur ses photos insta. Je sors une tête de mort en chocolat acidulé et croque dedans. « Tu sais que quand on a 18 ans c'est genre o-bli-gé de visiter la maison hantée ?! » Je fais les gros yeux, avec tout le sérieux possible, avant d'éclater de rire. « Elle a l'air vraiment trop cool. Ca te dit de commencer par ça ? » Autant crever l'abcès tout de suite, non ?...

Sous les compliments de Selena, je souris de plus belle, ravie de voir que mon costume fait son petit effet. Mais elle en fait trop — bien sûr qu'elle aurait pu en faire de même, la preuve avec son costume ! Et puis, je comprends ; au final elle comme moi on partage ça, ce tempérament de feu qui cache tout de même une certaine incertitude, que la vie ne me laisse pas forcément assez disponible pour creuser un peu plus. Entre tous les drames à la maison, les problèmes de mon frère, de ma soeur, c'est comme si j'étais dans un train lancé à cent à l'heure — pas le temps pour admirer le paysage, encore moi pour songer d'en descendre. « Tu aurais trouvé n’importe quel prétexte, avoue-le… Mais j’accepte, pour cette fois ! Je nous payerai nos cocktails sans alcool après. J’ai vu que y avait une sorte de bar, un peu plus loin, où ils réalisent tout ce que tu peux bien vouloir boire en version "creepy" » Mes yeux s'agrandissent, bien tentés par cette proposition. « J'ai hâte de voir ça ! » Le moins que l'on puisse dire, c'est que chaque année les organisateur prennent les célébrités d'Halloween très au sérieux. Si le récit de l'anniversaire de Lena me fait plaisir à entendre, encore plus avec les beaux cadeau qu'elle a eu, j'ai tout de même une seconde l'impression que quelque chose n'est pas dite, et je fronce les sourcils en sa direction. Grignotant un bonbon du bout des lèvres, je pèse le pour et le contre de lui poser une question. Ne connaissant que trop bien la complexité des liens entre frères et soeurs, je décide donc de prendre un chemin tangeant. « Et tous les deux, ton frère et ta soeur, ils vont bien ? » Après tout, la famille Mikkelsen et la famille Murphy ont pas mal de points communs, à commencer par les deux petites dernières dont la vie tourne essentiellement autour de ses aînés.

« Je ne suis pas sûre de te croire pour l’obligation des 18 ans…  Mais c’est CLAIR que je suis partante ! » Bras-dessus bras-dessous, c'est donc une affaire qui roule : nous voilà bien décidées à découvrir l'attraction de la maison hantée. « Je crois qu’ils ont mis le paquet cette année, en plus, niveau décos et animations… J’espère que l’université ne t’a pas transformée en poule mouillée… » Alors qu'on se retrouve plongée dans la pénombre à peine dans l'entrée, j'ouvre grand la bouche pour mimer l'offense. « Tu veux rire ! C'est un vrai monde de requins — rien à voir avec les bisounours du lycée... » Petit regard amusé en direction de Lena, tickets achetés, voilà qu'il ne nous reste plus qu'à nous laisser prendre au jeu. « Pour de vrai, c'est encore plus immense, dans tous les sens du terme, que je me l'étais imaginé. Parfois je me dis que c'est facile de s'y perdre, quand on n'y connait pas grand chose » Et clairement, je n'y connais pas grand chose, petite étudiante jetée là. Mais heureusement, ma grande capacité d'adaptation m'a évité de perdre pieds. « Mais c'est plutôt cool. Il y a tellement de gens d'horizons différents ! » Je pense une seconde à Thea, une agréable rencontre, une fille intéressante, loin des clichés de reine du lycée. « Bon, tu es prête pour la peur de ta vie ? » Je rigole, presqu'un peu nerveusement — la mise en scène est déjà plus que prometteuse. « T'as pas intérêt à me lâcher, sinon c'est moi qui te hanterai jusqu'à la fin de tes jours, et pas ces fantômes en carton ! » Accrochée à son bras, j'entame donc le début du parcours, sûre et certaine que les pièces vont bientôt résonner de nos cris aussi amusés que terrorisés.