Le SMS m'a fait lever un sourcil. Siobhan. Un prénom irlandais, ça nous fait déjà un point commun. Si la discussion s'épuise, nous pourrons évoquer comment nos ancêtres ont quitté leur île à cause d'un parasite de pomme de terre. Quelle charmante perspective. Et l'adresse renvoi à un quartier qui ne m'inspire rien qui vaille. Moi qui me suis stupidement lancé dans cette aventure pour penser à un autre visage que celui de mon ex-femme fraîchement revenue, je commence à regretter. Dans quoi je me suis bien embarqué...

J'arrive devant le lieu et, déjà, je grogne. Une soirée micro ouvert. Génial. Je préfère encore un exposé sur le mildiou à un comédien amateur qui essaie de jouer la tirade d'Hamlet en bégayant. La curiosité me force à passer tout de même la porte. Malheureusement, c'est exactement à quoi que je m'attendais. C'est bruyant, le sol est poisseux. Je cherche une femme seule à une table, jusqu'à ce que mon prénom atteigne mes oreilles. Une silhouette brune a pris un pauvre gamin pour moi. Ce type est mon exact opposé. J'espère pour cette femme qu'elle préfère les adultes aux étudiants, sinon elle sera déçue. Je m'approche, m'éclaircis la gorge pour attirer son attention, mais c'est le type qui capte en premier ma présence. L'inconnue arrive à faire quelque chose que je ne croyais pas possible : en se retournant lentement, les joues rosies de honte, elle m'arrache un petit rire. Elle n'a pas l'air dans son élément. Un second point commun. J'acquiesce d'un signe de tête alors qu'elle comprend qui je suis. Siobhan, je présume. Comme si n'importe qui pouvait venir me chercher dans un tel trou...

Je l'observe rapidement, malgré le manque d'éclairage. Elle est jolie, avec des yeux aussi sombres que ses cheveux. Sensiblement le même âge que Joe... Merde. Faut que je pense à autre chose. À cette odeur de clope qui me fait froncer le nez, par exemple. Elle est visiblement gênée de la situation, alors je fais un effort pour la mettre à l'aise. Je lui souris, acquiesce une seconde fois. Tu, c'est bien. Ca ne me vient pas naturellement, le vouvoiement n'a pas sa place dans un tel bar. Je ne m'attendais pas à ça. Et je suis soulagé que vous ne soyez... je reprends : que tu ne sois pas une habituée des lieux... Et que tu ne sois pas elle. Du menton, je désigne la jeune femme, d'une trentaine d'années, potelée et pleine de confiance en elle, occupant la scène. Elle est courageuse d'enchaîner les bides sans rougir. Son manque d'équilibre la faisant ressembler à un bateau secoué par une tempête me laisse penser qu'elle a de l'avance sur tous les autres clients du bar. L'ambiance générale me donne envie de concurrencer son taux d'alcoolémie...

J'hésite à proposer à cette Siobhan de changer tout de suite de lieu. Rien dans le SMS ne nous interdisait de le faire, mais je me souviens de l'odeur de clope et je me ravise. Je préfère tâter le terrain, me faire une première impression sur ma partenaire avant de l'entraîner avec moi dans un bar où un faux pas pourrait heurter ma réputation. D'un geste, je l'invite à ouvrir la voie en direction du comptoir où le gamin d'avant travail. Il a un petit sourire amusé en nous voyant. Un bourbon, sec. J'ai parlé trop vite. Je pense que la qualité de l'alcool de ce bar aurait justifié l'ajout de glaçons pour camoufler le goût. Tant pis, il faut savoir vivre dangereusement. Je tourne la tête vers la brune pour l'inviter à commander à son tour. Je sens que nous allons avoir besoin d'alcool pour survivre aux groupes de quarantenaire qui se prépare à monter sur scène.

La brune à l'air plus décontractée que les femmes que je fréquente le reste du temps. Elle ne fait pas semblant d'être heureuse d'être là, ne minaude pas à la moindre de mes phrases. Elle ne sera sûrement pas ma troisième femme, mais pour les prochaines heures, ça compagnie sera agréable. Elle pense comme moi : que les organisateurs nous ont foutu n'importe où, abandonnant l'idée de trouver un rendez-vous qui conviendrait à nos intérêts. De plus, il n'y a pas beaucoup de moyens d'attirer ma sympathie, mais commander un bourbon sec en bar en est un excellent. Je lui fais un sourire amusé et tourne la tête en direction de mon verre quand celui-ci arrive. J'ai l'impression d'être avec un vieil ami plus qu'avec une femme à courtiser. Elle râle comme Tony râlerait, ou comme moi, j'ai envie de le faire. A moins que tous les autres clients ne soient des figurants pour pimenter notre rendez-vous... Je pense qu'ils ont choisi d'être là. Mon regard scanne la salle. Ouais, on dénote. Ca a l'air d'être le rendez-vous d'habitants du quartier, là où ils viennent s'encourager ou montrer leur pseudo-talent.

Un court silence s'installe et je fais mine de ne pas remarquer son regard posé sur moi. Elle me jauge, j'en suis sûr. J'espère ce qu'elle aime ce qu'elle voit, parce que c'est avec moi qu'elle est bloquée pour la soirée. Je sirote mon alcool, prends l'air perdu dans mes pensées. Je fais l'effort de ne pas regarder mon téléphone, parce que Tony m'a promis qu'il gérait la boîte ce soir. Il était content d'avoir une excuse pour échapper à sa femme pour la St Valentin. Elle brise le silence et j'ai un court rire en l'entendant parler de l'issue de secours. Noté. Dis-je avec un sourire amusé. Comme dit, j'ai l'impression d'être avec un pote, je crois que ça m'aide à me détendre. Siobhan parle de sa nervosité, mais je la trouve plutôt sereine. Au moins, elle parle et elle ne joue pas nerveusement avec des faux ongles dégueulasses. Tu es toute pardonnée. J'l'encourage à parler pour le moment. Ca me permet de me forger une opinion sur elle avant de m'exposer à mon tour.

Je me garde de lui dire que l'humour n'est pas une qualité que je cherche chez une femme. Celles qui en ont l'utilisent pour dissimuler un manque de féminité et celles qui pensent en avoir et qui se trompent sont les pires de toutes. Qu'elle me dise ne pas en avoir, c'est la meilleure chose que j'ai entendue depuis notre rencontre. Je continue à lui sourire, à moitié caché derrière mon verre. Je me force à ne pas le boire trop vite, pour l'image. Je la vois grimacer, je sais qu'elle à envie de rire et j'interprète ça comme de la nervosité, ou une réaction naturelle face à l'absurdité de la situation. Je prends le relais pour la parole, elle a fait sa part. Choix est un grand mot... Mais mon job m'empêche de faire des rencontres autrement. Je hausse les épaules et jette un coup d'œil en direction de la scène. Après deux verres, moi aussi j'aurais envie de me foutre de sa gueule. Je travaille dans la politique, pour le camp républicain. Je guette sa réaction du coin de l'œil. Elle ne m'a pas l'air d'une néo-végane-féministo-intégriste pro Bernie Sanders, mais pas franchement une admiratrice de Bush père non plus. Elle est difficile à cerner. Derrière sur la droite, si tu veux prendre tes jambes à ton cou. Je teste, histoire d'être fixé. Si tu décides de rester, c'est à ton tour de me dire ce que tu fais ici. Et voilà comment on renvoie la balle. Je lui ai donné deux grosses infos sur moi : je suis un carriériste et un républicain. A son tour.

Agréable surprise, la femme ne rit pas jaune et ne fuit pas en apprenant mon parti. Un excellent point pour elle. Elle se contente de répéter sobrement, avant de mentionner les opinions de ses proches. Le fait que Siobhan parle de sa famille de la sorte, ça me ferait presque dire qu'elle a des soucis à régler avec ses parents, ou plus précisément son père. Ouais, je l'imagine bien dans le rôle de l'adolescente idéaliste, opposé à notre présence militaire au Moyen-Orient, finalement assagit par l'âge. Ça lui ferait un point commun avec mon ex-femme. La numéro deux, celle qui aimait minauder devant des hommes bien plus âgés qu'elle, un cosmopolitan en main. Au moins, l'irlandaise à de meilleurs goûts en alcool et je ne retrouve pas ce besoin viscérale de plaire dans ses yeux. C'est même le contraire. Elle a l'air d'être de ces femmes en sevrage de Xanax, qui regardent le monde comme on regarde un champ de ruines. Plus d'éclat, plus de magie. Un peu comme moi, finalement. Et l'idée de draguer mon double n'est pas une perspective réjouissante. Enfin, je continue de lui donner sa chance. Je rigole dans un petit pouffement et la laisse répondre à ma question.

Je l'écoute attentivement et je souris en faisant un petit "oui" de la tête quand elle me dit ne pas s'impliquer dans un parti politique. Elle pense sûrement que ça va me décevoir, mais je préfère les femmes peu engagée. Dans un couple, quand les deux ont des opinions fermes, même si elles sont proches, ça termine mal. Les femmes trop républicaines avec qui je suis sortie avaient toujours des choses à redire, comme si elles connaissaient mon métier. Puis une médecin, c'est intéressant. Ça vit dans l'action, ça a des bonnes anecdotes à raconter et ça comprend les horaires de boulot interminables. Peut-être un peu trop, d'ailleurs... Ca te laisse le temps de célébrer la St Valentin ? Ça se voit sur ma gueule, que ce n'est qu'une taquinerie. Même une urgentiste, je suppose que ça a quelques heures de libres de temps à autre. Je retiens une blague sur le fait que marié, je l'ai pas été qu'à mon travail. Ça, c'est une blague que je fais à mes collègues ou mes clients qui sont dans le même cas. C'est pas exactement mon meilleur atout, pour séduire, par contre. Tu ne te trompes pas. Et je bois à ça.

Puis, elle lâche la bombe sans le vouloir. Ma mine se renfrogne. Ce n'est vraiment pas une question à laquelle j'aime répondre et c'est étrangement celle qui revient sur le tapis à chaque rendez-vous. Ouais... J'en ai eu deux. Et là-dessus, je prends mon verre pour le terminer en une bonne gorgée. Ça me paraîtrait horrible de mentir et prétendre que le second n'a jamais existé, mais c'est pas non plus un sujet que je veux partager avec cette inconnue. En vérité, certains prétendent que j'en ai eu trois, mais disons que j'en ai reconnu et élevé que deux, alors je pense que c'est cette réponse, la meilleure. Je ne lui renvoie pas la balle, la dernière chose que j'ai envie de voir, c'est des photos de ses potentiels gamins sortis de son portefeuille.

J'essaie de réfléchir à un nouveau truc, mais mon cerveau rame. C'est toujours pareil, avec Chance. Quand il est dans mon crâne, je me perds un peu. Et alors que j'ouvre la bouche pour dire la première connerie qui passe, un gamin commence les tacles sur les conservateurs. Je serre les dents pour ne pas immédiatement jouer au rabat-joie. C'est des blagues, des stupides blagues faites par des crétins incapables d'obtenir un job décent pour nourrir leurs mômes. Je ne peux pas accorder le moindre crédit à l'avis d'un homme participant à des soirées micro ouvert de son propre-chef. Je ne peux lui offrir que de la pitié, alors il devrait s'en contenter.

Je lance un regard en coin en direction de Siobhan et j'hésite. Si je lui propose de quitter le bar, je vais passer pour le type lâche. Si je reste, ça veut dire continuer d'exposer mes oreilles à de telles conneries. Le pire, ce sont les connards des tables voisines qui se marrent alors que c'est des blagues entendu des centaines de fois. Les démocrates en ont un stock limité. Je vais finir par croire que c'est une caméra cachée, ce n'est pas possible. Dis-je en essayant d'en rire. Mais entre ça et la discussion sur les gamins, ma patience est mise à rude épreuve. Je fais signe au barman de nous mettre une nouvelle tournée et je lève mon verre en la direction de la brune. A notre patience ! ... A moins que tu veuilles changer de décor ? Je lance un petit regard interrogateur. Je n'ai pas précisé où, je n'ai même pas précisé si je l'invitais dans un bar ou dans mon salon. Ça, ça dépendra de sa réaction.