Ce n'était pas une idée fixe, mais c'était quand même là de temps en temps, jamais bien loin en tout cas. C'était surtout assez sensible aux moments où je relâchai ma vigilance, quand je me posais trop de questions, ou quand tout simplement tout était trop et pesait lourd sur mes épaules, quand je me sentais trop seul au milieu de la nuit ou face à mes incertitudes. Mais comme tous les addicts, je le savais. La seule chose c'était que de plus en plus j'y pensais, de plus en plus je me disais et si, parce que oui c'était tentant de lâcher prise à nouveau, de juste déraper un peu, et alors ? Ça n'avait jamais tué personne. Et puis, les autres ne pouvaient pas comprendre, je repensais toujours à ce que Rory avait dit quand j'avais bu un café avec elle, même si j'avais affirmé le contraire, au fond, elle avait raison. Ils ne pouvaient pas comprendre.

Repenser aux moments avec Rory me foutaient toujours une honte monumentale, j'avais toujours l'impression de me ridiculiser au possible devant elle et à la fois je ne pouvais pas m'empêcher d'espérer la revoir ou juste échanger avec elle, de m'imaginer piquer un tout petit peu son attention, qu'elle me remarque, sans trop savoir pourquoi. Sûrement parce qu'elle était tout ce qui était interdit, tout ce qu'il ne fallait pas ? Je ne savais pas trop.

Au cour d'une conversation je l'avais malencontreusement entendue évoquer le nom d'un bar, j'avais repensé à comment c'était gênant de la voir encore à nos meetings, parce que je savais la vérité, je savais qu'elle s'achetait du temps en venant ici et moi ça me plongeait dans un gouffre de questionnements et de culpabilité — le dire ? le garder pour moi ? et si c'était moi à sa place, à quoi je me serais attendu ? etc — mais n'empêche que je savais où elle pouvait se retrouver, en soirée. Je le savais et c'était impossible d'effacer cette information de mon cerveau.

Du coup, elle avait resurgi, évidemment, quand il ne fallait surtout pas qu'elle resurgisse. Le soleil s'était couché mais il ne faisait pas encore nuit et je fumai une clope sur la terrasse, Potiron couché à mes pieds. Il n'y avait personne à la maison, j'avais assuré 25 fois à Anna et à mon père que j'étais ok de passer un samedi soir tout seul pendant qu'ils sortaient et je voulais m'y tenir, pour leur prouver qu'ils pouvaient arrêter de trop me materner. Mais je devais bien avouer que c'était bien plus compliqué que je l'avais imaginé, et qu'après une heure à peine, la solitude et moi, on faisait un drôle de ménage. J'avais fini par monter dans mon atelier et m'y enfermer pour dessiner plusieurs heures — cette fois, la nuit était totalement tombée. Mais quand j'avais commencé à bailler et avoir un peu trop les idées en vrac pour continuer, la perspective de me coucher m'était apparue comme la pire des idées : elle me terrifiait.

Le noir, le vide, les pensées qui virevoltaient dans tous les sens et la question de plus en plus intrusive : maintenant que j'avais repris pleine possession de moi-même, que je dessinais etc, est-ce que sous l'effet de la drogue j'aurais pu aller plus loin, comme le prétendait Rory ? Je savais que c'était quelque chose qui n'arriverait pas, mais je ne pouvais pas m'empêcher d'imaginer. Sans doute que c'est ça qui me poussa, juste pour aider mon imagination, à me dire que j'allais sortir, faire un tour, juste un petit tour, pourquoi pas en direction du centre ville, pourquoi pas dans une rue un peu animée pour me changer les idées, pourquoi pas histoire de passer devant le fameux bar en question ?... Je fumai nerveusement en arrivant de le bar en question, la rue résonnait de bruits, de discussions, de musique. De toute façon ce n'était que des bars, l'alcool ne me posait pas de problèmes, ça ne me rendait pas nerveux, c'était plutôt la drogue qui présentait un risque, alors : tout allait bien.

Quand le visage de Rory se détacha tout d'un coup de la masse des gens à l'intérieur du bar, je sentis mon coeur faire un bond dans ma poitrine. Il ne fallait pas qu'elle me voit, tant qu'elle ne me voyait pas, je pouvais encore faire demi-tour, rentrer à la maison, comme si de rien n'était. Mais sa tête s'était tournée vers moi et à travers les plusieurs mètres qui nous séparaient son regard avait attrapé le mien, elle m'avait reconnu, alors j'avais souri et fais un petit signe de la main.

Trop tard.

Je m'avançai jusqu'à elle, elle n'était clairement pas sobre. « Je passais devant... Je me suis dit que tu serais sans doute là. » Ça ne me disait rien, de boire, rien du tout. Jusqu'ici tout allait bien, même si j'avais la gorge serrée. « Tout se passe comme tu veux ? » Que dire d'autre ? On brisait toutes les promesses, là.

La première fois c'était le désespoir qui l'avait fait essayer. Cette frustration intense mêlée à une colère froide qu'elle n'arrivait pas à exprimer et qui la minait de l'intérieur. Cette colère qui prenait le pas sur tout le positif et qui lui avait fait se dire pourquoi pas ? quand on lui avait proposé. Selon certaines études il fallait entre 18 et 254 jours pour créer une nouvelle habitude, pour Rory le dixième jour était déjà le point de non retour. La cure de désintoxe avait été horrible. Elle avait eu l'impression de devenir folle. Et puis elle était sortie et l'enfer s'était refermé sur elle.

Au fond Rory n'avait jamais pensé qu'elle resterait clean. Elle savait qu'elle n'en était pas capable, elle n'était pas assez forte pour supporter tout ça sans alcool. Elle avait essayé, elle était allé aux réunions, elle avait consulté son psy sans sauter une seule séance mais rien n'avait changé. L'envie de replonger était toujours autant présente. Elle ne savait pas pourquoi elle avait replongé spécifiquement ce jour là. Était-il nécéssaire d'avoir une raison ? Les faits étaient là : Rory était une addict et rien ne pourrait changer cela, pas même la sobriété. Comme pour tout il existait deux chemins possibles, faire l'autruche et prétendre que ce mot n'existait pas ou bien l'accueillir à bras ouvert et se complaire dans cette appellation. Bien entendu, la seconde option était celle de Rory.

Pendant longtemps elle avait contemplé le vide en se demandant quelle sensation cela lui procurerait de se jeter dedans de son plein gré. La réponse elle la possédait maintenant : la sensation était fantastique. Tous ses doutes, ses voix qui lui mettaient la pression, tout avait disparu pour ne laisser que le positif. C'était comme si le voile qui obstruait sa vision s'était enfin levé et que tout lui apparaissait plus clair, plus vif, plus jovial. Rory avait passée des années à subir ses propres pensées trop bruyantes, trop assourdissante, trop étouffantes et elle avait découvert en l'alcool et la drogues deux amies qui lui permettaient de condamner ces compagnons trop bruyants au silence. Sous l'emprise de son meilleur ami Vodka, Rory trouvait la vie plus belle et pour rien au monde elle n'aurait abandonné ce sentiment.

Elle s'était d'abord cachée pour éviter les regards scrutateurs de Soledad et les questions de ses parents. Elle ne voulait pas non plus inquiéter les plus jeunes ou que leurs aînés sortent de leur routine pour venir s'occuper d'elle alors elle s'était cachée. Et puis Soledad avait tout découvert par pur hasard et Rory avait décrétée que sa place n'était plus à la maison. Elle pouvait gérer Soledad et son mépris mais elle savait que si elle venait à croiser le regard de sa mère elle ne pourrait le supporter et nul doute que Soledad lui balancerait tout. Alors elle était partie. De toute façon elle était majeure, elle pouvait bien faire ce qu'elle voulait et puis s'ils voulaient la retrouver ce n'était pas bien compliqué, elle restait constamment aux mêmes endroits.  Une semaine qu'elle squattait sur les canapés de vagues connaissances. Une semaine qu'elle passait ses nuits à danser et à boire sans s'arrêter. Une semaine que tout allait bien.

Son bar de référence était parfait, une large sélection de cocktails couplée à des breuvages plus simples. Elle appréciait de pouvoir s'asseoir tranquillement au bar tout comme de pouvoir danser sans faire tâche.
Ce soir-là, Rory avait jeté son dévolu sur deux filles semblant avoir approximativement son âge qui l'avaient très rapidement inclue dans leur petite soirée. Le premier verre l'avait plongée dans l'ambiance. Le second l'avait fait rire un peu plus fort et en la première gorgée du troisième l'avait poussée à aller sauter sur la piste de danse en compagnie de ses nouvelles comparses. Peu lui importait d'être en rythme du moment qu'elle s'amusait et dieu ce qu'elle s'amusait. Elle ne remarqua pas immédiatement le jeune homme brun qui la fixait mais des que son regard accrocha le sien elle se fraya un chemin dans la foule jusqu'à lui non sans mal. Après avoir trébuché et s'être maladroitement rattrapée à une épaule de passage elle alla passer ses bras autour du coup d'Alex, chose inhabituelle la concernant. " Tu pensais supeeeer bien. Tu es venu danser ?" Comme d'habitude, l'alcool avait sur elle cet effet complètement fou qui effaçait ses mauvais côtés. Ses yeux étaient plus brillants que d'habitude, sa peau moins pâle et son attitude générale, plus vive. "Encore mieux maintenant que tu es là !" Elle lui adressa un sourire radieux et l'entraîna sans attendre sa réaction vers le bar. "Commande ce que tu veux ! Même quelque chose sans alcool, c'est possible, tout est possible !"

Et voilà qu'en deux secondes le bras de Rory s'enroulait autour de moi, son visage s'approchait tout près, ses yeux captaient les miens et son souffle chargé en alcool me caressait le visage. Une partie de moi l'avait compris très clairement : le piège s'était brusquement refermé sur moi. L'autre préférait se dire : tout va bien. Je gère la situation. Car en réalité, je gérais, n'est-ce pas ? Aucun verre en main, aucune envie particulière d'en attraper un par ailleurs... Les effluves d'alcool avaient pour habitude de me retourner l'estomac maintenant, même si en cet instant, c'était le calme plat. Ça sentait de partout et je n'éprouvais rien, rien d'autres qu'un curieux intérêt pour tout ce qui m'entourait et surtout une fascination de plus en plus débordante, que j'avais du mal à cacher, à propos de Rory. « Tu pensais supeeeer bien. Tu es venu danser ? » Je souris en la voyant tellement plus chaleureuse et tranquille qu'à l'habitude. Ça faisait plaisir... Et à la fois, horrifié, je me repris : ça faisait plaisir de la voir bourrée ? Ça n'était pas censé faire plaisir, pourtant.

Mais ses yeux brillaient comme des étoiles et le rose à ses joues donnait envie de la suivre jusqu'au bout de la nuit.

« Encore mieux maintenant que tu es là ! » Je fus flatté une seconde que son bras s'accroche à moi, et que pour une fois, ce n'était pas moi qui étais accroché à elle. « Commande ce que tu veux ! Même quelque chose sans alcool, c'est possible, tout est possible ! » Tout est possible. Je lui fis un grand sourire de nouveau et commandai tant bien que mal, malgré le bruit ambiant, un cocktail sans alcool. Quitte à ne pas boire, autant se rabattre sur un rush de sucre. « T'es avec qui du coup ? » Je me doutais bien que dans ces moments-là Rory s'entourait de qui elle avait sous la main, je n'étais pas dupe. Mais j'essayais de prendre mes marques, petit à petit ; ça me donnait l'impression de ne pas sentir la situation filer entre mes doigts. Je sentis mon portable vibrer et le sortis : un texto de ma soeur, bah, elle pouvait bien attendre, ce n'était pas le moment. Ni le lieu. « On va danser ?! » 

J'adorais ça, même avant de tomber dans mes addictions, faire la fête, danser et me marrer avec mes potes pendant de longues heures avait toujours été quelque chose qui me plaisait, parce que je me sentais à l'aise et que je ne pensais à rien d'autre qu'à l'instant présent. Depuis que j'étais sobre c'était un peu plus compliqué - le lâcher-prise avait mis un peu de temps à revenir - mais là j'étais prêt, ça me démangeait, je me sentais d'humeur légère et il fallait absolument que je danse pour penser à autre chose que l'espèce de poids qui commençait à me compresser de partout. Alors j'attirai à mon tour Rory pour qu'on s'éloigne un peu du barre et me mis à danser avec elle, heureux de voir qu'on était dans le même mood : danser sans se soucier de quoi que ce soit ou de qui que ce soit, juste pour se marrer. Clairement je me rendais bien compte que ses gestes n'étaient pas aussi assurés que les miens, mais, et alors ? Est-ce qu'il y avait une règle qui interdisait de passer du temps avec quelqu'un qui avait franchi la limite ? Si je ne la franchissais pas moi ? Il ne me semblait pas.

Au bout d'un moment je me rendis compte que je crevais de chaud et fis signe à Rory que j'avis envie de fumer et de prendre l'air, juste devant le bar, là où on pouvait sortir pour fumer. Premier choc : je me rendis compte que j'étais probablement la seule personne sobre ; deuxième choc : ça sentait la weed. Qui fumait ? Anxieux, je regardai partout autour de moi : cette odeur. Contrairement à l'alcool, elle me donnait furieusement envie. Je me repliai vers Rory, pour penser à autre chose. « C'est quoi les plans après ? » Le bar fermerait forcément à un moment. Mon coeur s'était accéléré d'un coup. Est-ce quelqu'un avait de la drogue sur lui ? Je me voyais déjà taper dedans et durer jusqu'au bout de la nuit à faire tout et n'importe quoi, comme avant, avec Rory, quelle meilleure compagnie ? Si je ne buvais pas mais que je prenais juste quelques trucs, ça n'était pas si terrible que ça non ?

Il fallait absolument que je chasse cette idée de ma tête. « Je vais reprendre un verre. Tu veux quoi ? » En sortant ma carte bleue je me fis la réflexion que c'était la dernière des bonnes idées de lui payer à boire et de contribuer donc à ce qu'elle faisait, mais au fond, et alors ? Ma présence ici n'était déjà pas bien maline alors... Et si au moins je pouvais paraître un peu cool à ses yeux, je n'allais pas me priver.

En temps normal, Rory aurait été agacée de voir Alex envahir son lieu à elle, son jardin secret mais elle était déjà trop saoul pour y prêter une réelle attention. Au lieu de lui adresser son habituel regard assassin elle alla se perdre à son cou, ne prêtant attention qu’à cette inhabituelle jovialité qui l’habitait. C’était formidable de ne pas avoir à réfléchir à ses moindres pensées et gestes, vraiment génial. Pendue au cou d’Alex, elle lui demanda s’il était venu danser d’une voix guillerette qui n’appartenait qu’à la Rory sous alcool. Elle le regarda sourire et cela eut pour effet d’élargir son propre sourire tandis qu’elle sautillait gaiement en babillant. Très certainement qu’il n’était pas venu danser mais c’était les paroles qui se pressaient dans son esprit et Rory ne possédait plus aucun filtre.

Elle l’entraîna dans son sillage, croisant leurs bras comme s’ils étaient les meilleurs des amis. Elle était chez elle ici et si la Rory sobre n’en avait rien à foutre de ce que les autres ressentaient il lui semblait important à ce moment qu’Alex passe une bonne soirée. Pas vraiment de raison pour cela, c’était simplement important. Elle le traîna vers le bar et lui présenta le champ des possibles. Tout est possible. Véridique. Ils pouvaient voir un cocktail à base de Vodka, ou du rhum, ou du gin ou un mix des trois, ou complètement autre chose. C’était formidable.

Elle ne s’offusqua même pas de son choix sans alcool, après tout elle lui avait proposé un choix sans alcool. Le sourire aux lèvres, elle s’accouda au bar et observa la foule quand Alex lui demanda avec qui elle était venu. Elle scruta les visages un peu trop longtemps, tentant de discerner les visages de ses comparses nocturnes. Le mouvement incessant des danseurs ne lui facilitait pas la tâche mais elle réussit finalement à les localiser. D’un mouvement de doigt maladroit elle les désigna. « Ces deux là ! Tu vas les adoorer, elles viennent de L.A. . » Elle marqua un temps d’arrêt et reposa son regard sur Alex « Par contre j’ai aucune idée de comment elles s’appellent » Cela ne la dérangeait pas le moins du monde aussi sauta t-elle sur l’occasion quand Alex lui proposa d’aller danser, attrapant sa main toujours pour le tirer sur la piste de danse.

En vérité le fait qu’Alex soit en face d’elle ne changeait rien. C’était elle et la musique. Le reste n’était pas très important. La brune sautait dans tous les sens, levant les bras au dessus de sa tête et en se déhanchant sans faire fit des regards parfois surpris des gens autour d’eux. Rory aurait pu passer des heures sur la piste si ce n’était pour Alex qui lui fit comprendre qu’il souhaitait prendre l’air. Toujours aussi arrangeante elle le suivit, de toute façon elle ne disait jamais non à une clope. Rory était tellement habituée qu’elle ne remarqua pas le changement chez Alex et accueillit sa question avec un haussement de sourcil surpris qui fut bientôt rejoint par un immense sourire. «  Aucune idée ! J’improvise toujours, je regarde où la vie me porte tu vois l’idée ? » Immédiatement son regard capta la silhouette d’un homme qu’elle connaissait vaguement, homme qui, elle le savait, possédait de la weed. Elle s’apprêtât à le rejoindre pour lui en demander quand Alex l’attira hors du chemin et sorti sa carte bleue de sa poche. Sa réaction ne se fit pas attendre, elle déposa un baiser sincère sur la joue du Lake « T’es vraiment le meilleur Alex ! » Elle sauta sur un tabouret du bar et accosta le barmaid « Une Vodka Tonic ! Et pour lui ..? » Elle regarda Alex en haussant un sourcil, sincèrement intéressée par ce qu’il allait commander quand une main vint se poser sur son épaule. « On m’évite ? Généralement tu viens me voir beaucoup plus rapidement » Rory tourna le regard vers la voix et lui adressa un grand sourire. « Non mais tu comprends Alex est venu me rejoindre et j’avais envie qu’il passe une supeeeer soirée alors je m’occupe un peu de lui mais je t’oublie pas hein ! »  Elle s’écarta légèrement et passa un bras autour des épaules d’Alex « Tu connais Vince ? C’est un copain ! » Le dénommé Vince sorti un petit sachet plastique de sa poche, suffisamment discrètement pour ne pas attirer l’attention du barmaid mais suffisamment en vu pour que les yeux de Rory se mettent à briller comme des étoiles. « Si toi et ton ami avez envie de s’amuser tu sais où me trouver. »

« Ces deux là ! Tu vas les adoorer, elles viennent de L.A. » Dans le bordel ambiant, ce n'était pas évident de voir de qui Rory parlait exactement, mais je finis par comprendre qui elle montrait, deux filles visiblement aussi éméchées qu'elle et qui semblaient beaucoup s'amuser. « Par contre j’ai aucune idée de comment elles s’appellent » J'eus un petit rire, plus nerveux qu'amusé, tout cela me rappelait tellement de souvenirs et me tirait fort vers des moments que croyais bien rangés, derrière moi. Suivre des gens inconnus jusqu'au bout de la nuit et partager des moments incroyables tout en ayant la ferme impression qu'un lien fort et inédit s'était noué entre nous pour tout oublier au matin, ça m'était arrivé des centaines de fois.

Tout cela laissé de côté dans un coin de ma tête on partit danser un moment puis fumer dehors et déjà mes idées s'éparpillaient dans tous les sens, déjà je perdais un peu plus les pédales qu'avant de mettre un pied ici, déjà les signaux d'alarme résonnaient un peu plus fort tandis que je décidai délibérément de ne pas les entendre. Pour m'aider à cela, le sourire de Rory, le brillant de ses yeux et sa bonne humeur communicative : autrement dit, une Rory que je n'avais pas l'habitude de voir. «  Aucune idée ! J’improvise toujours, je regarde où la vie me porte tu vois l’idée ? » « Ouais, carrément, ça me va » glissai-je comme si elle avait proposé de me joindre à elle, ce qui n'était pas le cas. Mais pour le moment je n'avais pas décidé de mettre un terme à tout ça. Et puis je voulais être cool à ses yeux, et en cet instant j'en avais la certitude j'étais au summum du cool donc il ne fallait absolument pas faire de faux pas. La cerise sur le gâteau fut le bisou qui atterrit sur ma joue : quelque chose se contracta au fond de moi et puis des petits papillons me remontèrent du fond des entrailles jusque dans le bout de mes doigts. Un sourire vague aux lèvres, les yeux brillants à mon tour, j'avais un peu chaud tout d'un coup. « T’es vraiment le meilleur Alex ! » Quand Rory passa devant moi, mon regard s'attarda sur ses cheveux, sa nuque, sa silhouette. Et ma gorge me parut subitement prise dans un étau, alors que mes tempes se mettaient à battre fort. « Une Vodka Tonic ! Et pour lui ..? » « La même chose que tout à l'heure » répliquai-je après une seconde, en montrant mon verre.

Un type interrompit tout ça, alors que j'essayais tant bien que mal de rester maître de moi-même. Il ne m'inspira aucune confiance : comme si je savais par avance. Mais Rory qui parlait de moi et m'entourait de son bras de nouveau suffisait à faire pencher la balance ; par réflexe, moi aussi je mis mon bras autour d'elle, d'abord autour de sa taille et ensuite sur son épaule parce que je ne voulais pas que mon geste soit mal interprété. « Tu connais Vince ? C’est un copain ! » Je saluai Vince comme si de rien n'était — comme si le chaos ne s'était pas fait dans ma tête. « Si toi et ton ami avez envie de s’amuser tu sais où me trouver. » Voilà. Tout ce que je craignais et tout ce que j'espérais à la fois : le sachet attira mon regard et l'emprisonna complètement. Cette fois ma bouche était sèche et ma respiration presque impossible, tant ma gorge était serrée. C'était ça que je voulais.

Je me contentai de lui sourire et de le remercier avant de récupérer mon verre au bar pour faire diversion, et Vince s'éloigna un peu. Tout de suite, j'attrapai le poignet de Rory pour me pencher vers elle et lui murmurer à l'oreille : « Rory, je suis pas supposé faire ça ». Belle ironie du sort, mon portable vibra dans ma poche, et même si je ne le sortis pas pour regarder qui essayait de me joindre ou de m'écrire, je sus que c'était ma soeur qui réessayait. En cet instant j'avais peur, et tout ce qui se tramait autour de moi me terrorisait. « C'est pas que j'en ai pas envie mais ça me fait flipper » continuai-je à lui dire, me raccrochant à elle et elle seule, comme si elle détenait la vérité. Après tout, elle avait rechuté, mais elle avait choisi comment, et au départ, elle avait contrôlé sa rechute, non ? « T'en penses quoi ? » lui demandai-je, le coeur oppressé de doutes, de peurs et de questions.

Elle aurait pu être loin, elle y avait penser : prendre le premier bus, destination au hasard, New-York ou l’Oklahoma peu importe. Monter dans le bus et démarrer une nouvelle vie. Elle y avait songé mais le mélange coke/vodka fonctionnait tellement bien sur elle que cette idée n’était restée dans son esprit qu’une seconde avant que Rory ne se mette à penser à autre chose. Et puis pourquoi vouloir quitter la Nouvelle-Orléans ? Elle y était tellement bien ! Elle y avait son bar, et le banc sur lequel elle faisait des siestes, super ce banc surtout qu’il faisait face au bar.

Dans certains moments elle était assez lucide pour se demander pourquoi tout le monde voulait la forcer à arrêter. Quelque chose qui la faisait se sentir si bien ne pouvait pas être mauvais. Si ? Généralement elle jartait ses questions en avalant le contenu de la première bouteille qui lui tombait sous la main. Comme ce soir, avant de voir Alex Rory avait déjà bu bien plus que de raison et ne faisait déjà plus vraiment attention à ce qu’il se passait autour d’elle. C’était déjà une surprise qu’elle ait reconnu Alex.

C’était aussi une surprise qu’elle ne l’ait pas insulté mais ça, Alex pouvait remercier l’alcool. Après le cinquième verre Rory devenait généralement un véritable rayon de soleil et c’était exactement cette image d’elle qu’elle projetait face à Alex. Sobre, elle se serait détestée mais là.. Elle ne pouvait même pas comprendre ce que son comportement faisait ressentir à son compagnon. « Trop bien » Même ses réponses étaient dénuées de profondeur. Trop bien. Elle n’avait pas de plan pour la suite, probablement qu’elle se coucherait au levé du soleil sur le canapé de l’appart d’une des deux californiennes. Ou alors peut-être qu’elle et Alex feraient une soirée pyjama ? Ça pourrait être chouette.

Une fois de retour au bar, Rory commanda une vodka tonic. Pour ça elle semblait sûre d’elle, en même temps c’était un sujet qu’elle maîtrisait. Elle était tellement contente qu’Alex l’invite que pour un peu elle se serait assise sur ses genou pour lui claquer une bise sur chaque joue mais elle fut interrompue avant de pouvoir continuer dans sa connerie. Évidemment, comme à chaque fois que quelque chose du genre arrivait Rory ne voyait pas plus loin que le bout de son nez. Pour elle la situation était simple, Vince était cool parce qu’il la fournissait quand elle avait besoin, Vince était là et elle avait envie alors pourquoi s’en priver ? Surtout qu’il l’invitait à le rejoindre et quel chic type ! Il lui proposait même d’emmener Alex !

Rory l’aurait suivi sans hésiter si Alex ne lui avait pas attraper le poignet. L’être humain possédant deux mains et Rory n’étant pas du genre à se laisser plomber, elle attrapa son verre avec la main qui lui restait avant de se tourner vers Alex. « Rory, je suis pas supposé faire ça » Elle le regarda sans vraiment comprendre. Qu’est-ce qu’il n’était pas censé faire ? Boire de la grenadine ? « C'est pas que j'en ai pas envie mais ça me fait flipper » Oh. Sans le vouloir Rory laissa échapper un rire. Contrairement à toutes les fois précédents, ce rire n’était pas moqueur ni mauvais, elle trouvait tout simplement la situation hilarante. « Oh mais la première fois ne compte jamais ! ». Connerie. La première fois comptait plus que les autres mais qu’est-ce qu’elle en savait ? « T'en penses quoi ? » Elle marqua un temps d’arrêt et en profita pour avaler cul sec sa vodka tonic avant de se pencher vers Alex avec un air de conspirateur et de lui chuchoter à l’oreille « Entre nous je crois pas être la meilleure personne pour te donner des conseils mais.. Oh mon dieu j’adore cette chanson !» Elle se leva et leva les mains au ciel en sautillant au rythme de la musique tout en continuant de répondre à Alex. « Si tu veux vraiment mon avis, vis ta vie Alex, profite de l’instant présent ! » C’était ce qu’elle faisait, sans Soledad pour lui souffler des atrocités aux oreilles « Moi je n’ai jamais été aussi heureuse! »

Elle aurait pu s’arrêter là et continuer de danser jusqu’à ce que mort ou fatigue s’en suive mais elle attrapa la main d’Alex en le tirant vers le coin où elle savait que Vince les attendaient. « Tu n’es pas obligé mais moi j’en meurs d’envie »

Quand Rory se mit à rire, quelque chose se crispa à l'intérieur de moi. Peut-être parce que j'attendais justement ce moment : celui où elle se foutrait de ma gueule — ou bien juste parce que j'étais bien d'accord avec elle, j'étais ridicule, complètement ridicule, et qu'est-ce que je faisais là au juste ? À part jouer avec le feu ? « Oh mais la première fois ne compte jamais ! » Mais bizarrement ce n'était pas son attitude de d'habitude, pleine de jugement ou de mépris, elle paraissait sincèrement trouver ça drôle et pour une obscure raison je décidai de me dire qu'elle avait bien raison. Après tout, oui, c'était marrant, deux soit disant addicts en sursis qui se retrouvaient là à discuter de drogue un verre à la main, le paradoxe n'échappait à personne. En un sens elle avait raison, est-ce que je me souvenais de la première fois où j'avais tiré sur un joint ? La première fois que j'avais pris un rail de coke ? La première fois où j'étais passé à la vitesse supérieure ? Pas du tout. Il y en avait tellement eu, après, que les premières fois étaient reléguées bien loin derrière moi. En résumé, on pouvait se dire que la première fois ne comptait pas, du coup, et que s'il n'y en avait pas ensuite, ça restait anecdotique.

« Entre nous je crois pas être la meilleure personne pour te donner des conseils mais.. Oh mon dieu j’adore cette chanson ! » J'avais frissonné de nouveau en la sentant penchée vers moi, mais en une seconde elle s'était écartée de nouveau, emportée par la musique. « Si tu veux vraiment mon avis, vis ta vie Alex, profite de l’instant présent ! » Désespéré, mon regard chercha quelque chose à quoi se rattacher autour de moi — quelque chose de familier, quelque chose d'autre que Rory surtout. Mais il n'y avait rien. « Moi je n’ai jamais été aussi heureuse! » Le problème était que moi aussi, j'avais envie d'être heureux, tout simplement heureux, de ne pas douiller chaque instant qui passait à cause de tous mes problèmes et de toutes mes peurs. Visiblement, la solution était juste devant mes yeux. « Ok » lâchai-je en haussant les épaules. Personne ne pouvait me reprocher de vouloir être heureux, même mon père, ma soeur et mon frère allait le comprendre, ça, n'est-ce pas ?

Rory m'attrapa et m'attira un peu plus loin, et la silhouette de Vince apparut de nouveau dans mon champ de vision. « Tu n’es pas obligé mais moi j’en meurs d’envie » « Moi aussi de toute façon, sinon je ne serais pas là » répliquai-je et ma voix me parut venir d'ailleurs, comme si ce n'était plus moi qui parlait, ou comme si j'étais extérieur à tout ça, spectateur de la scène qui se déroulait devant mes yeux. « T'as quoi à proposer ? » Visiblement, Vince avait plus d'une corde à son arc. En l'écoutant me proposer et me montrer discrètement des petits sachets, un frisson me parcourut des pieds à la tête. J'avais envie de hurler mais c'était un calme olympien qui s'était emparé de moi, le pilote automatique s'était enclenché et je n'eus qu'à sortir un billet de mon portefeuille et à lui désigner le petit sachet en plastique qui contenait 4 pillules de couleurs différentes, dans les tons pastels. Histoire de commencer en douceur, une pour moi et une pour Rory si elle voulait, et on verrait ensuite. Je me rassurai en me disant que vu que je ne buvais pas d'alcool, au moins, je ne faisais même pas de mélange. Consciencieux même dans la connerie, il fallait croire. J'en posai une sur ma langue et eus un mal fou à l'avaler — comme si ma bouche était devenue trop sèche pour quoi que ce soit. Mais au moins c'était fait, et maintenant, il n'y avait plus qu'à attendre.

Par expérience, dans un petit quart d'heure les choses allaient commencer à décoller, alors il fallait juste que ces longues minutes passent sans que je fasse une crise d'angoisse et le tour était joué. « Viens on retourne danser » lançai-je à Rory d'un ton pressant et presque suppliant. Ma main attrapa la sienne et la serra sans la lâcher : elle ne pouvait pas me lâcher sur ce coup-là. « Ça fait longtemps » dis-je tout haut avant de la regarder et de me sentir parfaitement con. « Bref. Je suis content d'être venu » conclus-je avec un sourire, les yeux perdus dans les siens. Du moment qu'ils ne me quittaient pas, tout irait bien.

La première fois ne compte pas. C'était une évidence, comme tout ce qui lui passait par la tête ce soir. Tout semblait couler de source comme si la logique n'existait pas, comme si Rory n'était un des cerveaux les plus brillants de sa génération dans une matière nécessitant logique et rationalité. Adieu le petit génie. Elle aurait pu chantonner ces quatre mots en dansant car ils étaient omniprésent dans sa tête. Adieu le petit génie. Adieu, adieu, adieu. La présence d'Alex renforçait cette envie, ce besoin d'oublier cette part d'elle même. Il n'avait rien à voir avec cette partie de sa vie, il transpirait la banalité et c'était ce qui attirait Rory à ce moment précis. Plus que ça, il la connaissait à son pire et il ne la fuyait pas non, il restait et s'accrochait telle une moule à son rocher. Sobre, Rory l'aurait envoyée chier mais dans l'état dans lequel elle était elle trouvait ça plus mignon qu'autre chose. La vérité était que Rory recherchait désespérément de la compagnie et que jusqu'à Alex personne n'avait su lui en offrir.

Toute cette réflexion était déjà trop élaborée pour Rory qui entrainait Alex vers son dealeur préférée sans penser une seule seconde à l'immense connerie qu'elle commettait. Qu'elle replonge elle était une chose, mais qu'elle emmène un autre addict avec elle en était une autre et il était fort probable qu'un jour la culpabilité liée à ce geste l'abatte. Sur l'échelle de la connerie elle était déjà pas mal haut mais elle augmenta encore d'un level quand elle observa Alex effectuer sa transaction sans rien dire et qu'elle accepta la petite pilule jaune pâle le sourire aux lèvres " Merci Vince, merci Alex je vous aime " L'avaler fut un jeu d'enfant. Les gestes lui venaient naturellement. Lève le coude, porte ta main à ta bouche, petit mouvement du poignet, ouvre ta bouche, ferme ta bouche, presse ta langue contre ton palais, déglutit. Aussi simple que ça. L'alcool ayant déjà fait une bonne partie du travail elle ne sentit presque pas la pression de la main d'Alex sur la sienne. Il voulait danser ? " Pourquoi pas ? " Elle était bien trop heureuse pour lui refuser ce petit plaisir aussi le laissa t-il l'entraîner sur la piste et ne le repoussa pas quand il commença à la regarder avec un peu trop d'intensité. Au contraire elle se laissa aller à le regarder en retour et à lui sourire bêtement. " On pourrait faire ça plus souvent " Rory passa ses bras autour du cou d'Alex, prise d'une impulsion qui lui venait d'un endroit complètement inconnu. " Et moi je suis contente que tu sois avec moi "

Rory avait perdu depuis longtemps toute notion de qui elle était et de ce à quoi elle pouvait ressembler. Elle évitait généralement les miroirs et évitait de se questionner à son propre sujet mais si elle s'était vu à cet instant elle n'en aurait pas cru ses yeux. Elle était encore dans cette période où l'alcool et la drogue lui donnait une second souffle, une once de vie qu'elle ne possédait pas sobre. Elle était encore dans cette période où l'excès la rendait belle, presque irréelle et si ce n'était pour ses paroles insensées et des moments de maladresse personne n'aurait pu comprendre que cette beauté n'était pas naturelle. L'alcool lui donnait aussi ce courage presque incompréhensible et c'est peut-être pourquoi elle embrassa Alex. Sans raison. Et pourquoi quand la musique changea elle se mit à sauter en l'air inlassablement en balançant les bras du Lake et en criant des encouragements dans sa direction. " Allez Alex lâche toi ! Oublie tout tu vas voir c'est trop chouette" Plus rien de ce qu'elle faisait n'avait de sens mais c'était ce qu'elle aimait, ce qu'elle cherchait inlassablement.

Finalement, le bonheur s'achetait, c'était aussi simple que ça, il prenait l'apparence de petits pilules ou poudre dans un petit sachet en plastique et il suffisait d'un peu de cash pour laisser tous ses problèmes derrière soi — au final, pourquoi se prendre la tête ? Pourquoi se faire du mal en cure de désintox ou à essayer désespérément d'être sobre ? Peut-être que c'était Rory qui avait tout compris. Peut-être que nos soeurs ne pourraient jamais nous comprendre, ni nos familles. En cet instant, je me sentis plus proche de Rory que de n'importe qui, depuis longtemps. Même Ella me paraissait reléguée au second plan... Dans une autre dimension, beaucoup plus plate, beaucoup moins colorée. « Merci Vince, merci Alex je vous aime. » Inutile de préciser que ces petits mots me firent l'effet d'une décharge électrique à l'intérieur du coeur, et je regardai Rory comme si elle était une apparition divine.

Maintenant que le mal était fait : il ne me restait plus qu'à attendre. L'angoisse me serrait peu à peu la gorge, alors que je savais que ce n'était qu'une affaire de minutes avant que les premiers effets se fassent sentir, et permettent à mes nerfs de se relâcher. Pour faire diversion donc, je proposai à Rory d'aller danser et enroulai mes bras autour de sa taille quand elle mit les siens autour de mes épaules en osant à peine la regarder. J'avais peur, j'étais effrayé de ce qui allait arriver, effrayé de Rory aussi qui m'impressionnait bien plus qu'elle ne semblait le penser, et mon coeur battait si fort dans ma poitrine qu'il couvrait dans mes oreilles les boum-boum incessants de la musique du bar. « On pourrait faire ça plus souvent. Et moi je suis contente que tu sois avec moi » Nouvelle décharge au coeur : il s'envola un peu plus. Je la serrai un peu plus fort contre moi alors qu'on dansait, pour me raccrocher à quelque chose histoire de ne pas céder à la panique.

Mais je le sentais : ça venait. Tout devenait plus doux et plus diffus, les couleurs explosaient peu à peu, c'était comme si on m'ôtait des poids un à un des épaules. Mes lèvres s'étiraient toutes seules : c'était comme si je redécouvrais un souvenir merveilleux, oublié dans un coin de ma tête, aussi beau qu'une parfaite journée d'été.

Alors quand Rory m'embrassa, je sentis tous les effets exploser d'un coup en moi. Je la dévisageai, le souffle court et les joues en feu. Elle venait vraiment de m'embrasser, là ? L'instant d'après elle s'était remise à danser en hurlant et je la suivis sans me poser de questions, me faisant l'impression de me regarder comme si je regardais un film. Oublie tout tu vas voir c'est trop chouette. C'ÉTAIT trop chouette à vrai dire, puisque Rory venait de m'embrasser. Et que je planais enfin, après deux années trop longues à stagner au ras du sol.

La minute d'après, je sautai encore plus haut qu'elle et je dansai encore plus fort. J'avais l'impression qu'une connexion incroyable, jamais égalée, s'était crée entre nous, on dansait ensemble, je devinais tous ses mouvements et elle devinait tous les miens et d'ailleurs les gens autour de nous semblaient l'avoir remarqué car ils laissaient une petite distance de sécurité entre eux et nous. Le monde venait tout d'un coup de devenir si beau que ça me donnait envie de chialer — mais en fait, je commençai à avoir vraiment envie de chialer. À un moment, je sentis que mon portable vibrait encore, alors je le sortis de ma poche pour l'éteindre une fois pour toutes. Après quoi, j'attrapai Rory une nouvelle fois, une idée en tête. « Vieeens » dis-je en volant (enfin, j'en avais l'impression) en direction de Vince. Je savais exactement ce que je voulais, et il me le vendit : un peu de coke, histoire de me donner l'énergie pour tenir jusqu'au bout de la nuit. Comme on était à côté des toilettes, je filai avec Rory m'enfermer dans un des cabinets et sortis un peu de coke, un billet roulé en deux secondes, on n'oubliait pas ces gestes-là, et j'inspirai une trace, puis une deuxième, avant d'interroger Rory du regard. « C'est pas comme si tu manquais d'énergie... Mais si jamais ! » Ce qui était à moi était à elle, ce soir, très clairement. Un instant ma vue se troubla et mon coeur se crispa et mon souffle se coupa : le pic, qui me fit tousser une seconde, avant de faire tout redémarrer à l'intérieur de mon corps, à vitesse grand V. Je m'étais un peu penché vers elle, parce que j'avais perdu légèrement l'équilibre, et mon visage s'était retrouvé dans le creux de son épaule. Ses cheveux me chatouillaient le visage. « Tu sens archi bon » murmurai-je en fermant les yeux. Puis je les rouvris pour la voir tout près de moi. « T'es trop belle » Je n'avais jamais vu une fille aussi belle. J'hésitai une fraction de seconde et déposai mes lèvres sur les siennes, mais quelqu'un tambourina de toutes ses forces sur la porte pour nous hurler de sortir de là et d'aller baiser ailleurs. Je pouffai de rire, ramassai nos affaires et sortis. « Faut qu'on trouve un endroit plus sympa qu'ici » glissai-je à Rory, une idée derrière la tête, alors qu'on retournait en direction de la foule du bar. J'avais une petite idée en tête : une énorme boîte, où j'allais avec mes potes quand j'avais commencé à consommer, et où on nous payait généralement tournée sur tournée.

Être le méchant de l'histoire d'un autre était beaucoup simple que d'en être le héros. Beaucoup auraient nié, auraient essayé de la convaincre du contraire mais Rory savait qu'elle n'avait rien d'un héros. De toute façon quand tout le monde s'attendait à vous voir commettre le pire il n'y avait rien d'autre à faire que de leur donner raison. Premièrement cela permettait de ne pas dépenser toute son énergie dans une bataille perdue d'avance et deuxièmement cela permettait de s'épanouir dans un domaine qui ne lui fournissait presque pas d'anxiété. Le bonheur quoi. Et à cet instant, dans le club avec Alex elle s'adonnait avec joie à son rôle de main tentatrice. Elle n'était qu'à demi consciente de l'effet qu'elle produisait sur les gens et à vrai dire elle s'en fichait pas mal. Tout ce qui comptait pour elle était qu'elle puisse passer du bon temps avec un bonus si elle pouvait mener la personne avec qui elle était par le bout du nez.

Alex, Alex c'était un peu différent. Si dans 99% des cas elle le traitait volontairement comme de la merde, dans ses rares moments de sobriété elle s'en voulait de chaque crasse commise à son encontre. Dans un sens elle appréciait le Lake ce qui expliquait les miettes de culpabilité qu'elle ressentait. Heureusement pour elle l'alcool effaçait n'importe quel sentiment négatif et alors qu'elle dansait sur la piste elle n'éprouvait pas la moindre gêne à se jouer de ce qu'Alex pouvait ressentir, ou de ce qu'elle même pouvait ressentir à vrai dire. Le mélange drogue/alcool avait ce petit truc en plus qui changeait la donne complètement. Si non seulement elle s'en foutait du mal qu'elle pouvait commettre, Rory ressentait en plus un sentiment d'invincibilité qui lui donnait l'impression qu'elle pourrait survivre à une chute de dix étages. C'est pourquoi elle embrassa Alex, parce qu'elle le pouvait et parce qu'au fond ça ne comptait pas. Elle avait entendu certains de ses frères et soeurs parler d'amour, parler des sensations ressenties après et pendant un baiser, ces foutus papillons.. Elle en avait tant entendu qu'elle était devenue une experte en théorie. La pratique en revanche ? Elle en était loin. Quand Rory embrassait elle le faisait pour l'acte physique, pour laisser échapper un trop pleins de sentiments, jamais pour partager, jamais pour exprimer quelque chose. Exactement comme là. Elle aurait aimé être amoureuse d'Alex, qui était réellement un type bien et qui était probablement un copain exceptionnel. Elle aurait vraiment aimé en être amoureuse mais ça aurait été beaucoup trop simple. Parce qu'en être amoureuse aurait pu justifier son comportement de merde, dans la vie comme dans la mort et toutes ces conneries aurait pu justifier qu'elle le fasse sombrer avec elle mais non. Elle ne pouvait justifier son comportement que par une envie réelle et profonde de créer un maximum de chaos. Elle préférait de loin danser avec lui sans penser. Sans se poser ses mille et une questions habituelles. Sans s'inquiéter de ce que pouvait penser Soledad, ou Skye, ou Oscar ou même leurs parents.

Toi. Moi. La musique. C'est tout. Rien d'autre. Tout ça rythmé par leurs mouvements tellement en symbiose que Rory hallucinait certainement. Ce n'était pas possible de bouger exactement au même rythme qu'une autre personne si ? Elle se dit qu'elle passerait bien le restant de sa vie ici, à sauter dans tous les sens avec Alex. Elle était dans son petit paradis à elle, un bar qu'elle avait choisit, un lieu où toutes ses préoccupations se retrouvaient à la porte. Rien ne peut gâcher ça. "Vieeens" Elle ne voulait pas venir, tout ce qu'elle voulait c'était danser mais elle se laissa entrainer par Alex jusqu'à Vince qui les regardait avec un sourire satisfait. Elle regarda Alex acheter sa coke et le suivit mollement jusqu'aux toilettes en se retenant de grogner. "C'est pas comme si tu manquais d'énergie... Mais si jamais !" Ce n'était pas qu'elle n'aimait pas ça, au contraire mais Rory aimait faire les choses à sa façon, décider de la cadence et entraîner la foule dans son sillage. Elle n'était pas une suiveuse, du moins c'était ce qu'elle aimait se dire. Et pourtant elle était vachement tentée de suivre Alex et de sombrer un peu plus profondément. Elle se pencha à son tour, prête à prendre son tour quand le Lake trébucha et s'accrocha à son regard."Tu sens archi bon" Rory avait beau savoir que c'était un compliment les mots lui firent l'effet d'un seau d'eau glacée. "T'es trop belle" Elle ouvrit ses grands yeux bleus et fixa Alex, tentant de comprendre ce qui était en train d'arriver mais avant qu'elle n'ait pu faire le point, les lèvres du jeune homme se retrouvèrent sur les siennes. Ce n'était pas comme tout à l'heure, terminé l'euphorie et bonjour la lassitude habituelle. Elle n'éprouvait rien. Absolument rien sinon un agacement profond. Elle remercia silencieusement le ciel quand un inconnu vint tambouriner sur leur porte abandonnant au passage sa part de la délicieuse poudre blanche "Faut qu'on trouve un endroit plus sympa qu'ici " Si c'était pour retourner danser, pourquoi pas ? Elle le suivit sans un bruit avant de s'arrêter net en le voyant se diriger vers la sortie du bar. Fidèle à elle même elle croisa les bras sur sa poitrine et le regarda fixement en pinçant les lèvres. " Tu vas où?" sa voix se fit plus sèche et ses yeux, ses fichus yeux étaient rivés sur le Lake comme si elle cherchait à le transpercer. " La soirée est terminée " Une décision sans appel qu'il n'était pas possible de discuter. " Rentre chez toi Alex. Et rappelle ta soeur " Elle resserra un peu plus l'étreinte autour de son propre corps et observa Alex avant de se reprendre " Où pas " Elle allait rester ici, dans SON bar et Alex s'en irait pour ne plus être qu'un souvenir parmi tant d'autre. C'était ce qu'il y avait de mieux à faire, elle l'avait décidé.

C'était dingue, tout simplement dingue. Je me sentais aussi heureux qu'euphorique, j'avais envie de parler à tout le monde, de sourire à tout le monde, j'avais presque envie que tout le monde sache à quel point j'étais heureux en cet instant, même mes amies proches, même ma famille. La seule chose qui me retenait c'était qu'ils ne pouvaient pas comprendre — personne ne pouvait comprendre. Tout le monde voyait la drogue comme un problème, alors techniquement oui pour moi la drogue avait fini par être un problème puisqu'elle m'avait entraîné vers le bas, mais là ? Ce soir ? Aucun problème. C'était ce soir, et demain tout s'arrêterait à nouveau. Promis juré. Voilà pourquoi aussi je voulais tout prendre, tout boire. C'était une parenthèse dans le temps que personne ne pourrait comprendre, et c'était un moment de bonheur intense qui me manquait tellement depuis deux ans. J'avais l'impression que la drogue colorait tout, rendait tout magnifique, joyeux. Je respirais de nouveau, à vrai dire. Une vraie bouffée d'air frais.

Mais je mentais quand je disais que personne ne pouvait comprendre : c'était faux. Rory, elle, comprenait. Rory qui rayonnait vers moi comme le soleil et qui me donnait envie de fermer les yeux et de me laisser aller avec elle, parce qu'avec elle, je n'avais pas besoin de me justifier. Je pouvais tout lâcher, me laisser-aller. Avec elle je n'étais pas seul, et avec elle je pouvais partager mon bonheur, que demander de plus ? Rien que son prénom me donnait une petite décharge électrique dans le coeur. Et j'étais doublement content, parce que je savais qu'en ayant franchi ce pas j'avais enfin de l'importance à ses yeux ; je n'étais plus du côté de sa soeur, de la mienne, de ceux qui voulaient qu'elle arrête. Moi, j'étais avec elle, maintenant.

« Tu vas où? » Interrompu dans mon élan, je me retournai pour lui expliquer, exalté. « Alors y'a cet endroit trop cool, tu verras, je sais pas si tu connais mais c'est là que... » « La soirée est terminée. » Plus que ses mots et son ton glacial, ses yeux me firent l'effet d'un coup de batte en plein dans la gueule. « ... » Tout d'un coup, c'était la douche froide. Je fronçai les sourcils, j'avais du mal à faire le point évidemment, j'étais défoncé et les bruits et les formes m'apparaissaient déformées, mais j'étais certain en tout cas d'avoir bien entendu. Qu'est-ce que j'avais fait ? Qu'est-ce que j'avais dit ? Pourquoi est-ce qu'elle avait l'air en colère comme ça ? « Rentre chez toi Alex. Et rappelle ta soeur » Ok. Là, je ne comprenais plus rien, et une vague de tristesse m'envahit tout d'un coup. « Mais... » « Ou pas. » Ça tournait, ça tournait dans tous les sens. Tout d'un coup un truc invisible me serrait la gorge : cette bonne vieille angoisse que je me traînais depuis que j'avais dû arrêter de me défoncer. Elle n'était pas totalement partie, visiblement. « Rory, je comprends pas ? » lui demandai-je d'un ton suppliant, sûrement pathétique, mais je m'en tapais complètement. « Pourquoi tu parles de ma soeur ? J'ai aucune envie d'appeler ma soeur, et je suis défoncé, au cas où tu l'avais pas remarqué ? » Elle voulait qu'Annabel fasse une syncope ou quoi ? Ou m'enferme dans un cahot ?

Je secouai la tête, encore plus perdu. J'avais envie de boire des litres d'alcool pour que toute cette scène qui durait beaucoup trop longtemps à mon goût disparaisse à jamais de mon cerveau. « J'ai fait quoi ? » Moi qui pensais que j'étais intégré dans son univers... Je m'appuyai contre le mur, parce que la tête me tournait. « Pourquoi t'es méchante comme ça ? » Méchante, un mot de gamin, le premier qui m'était venu en tête. Baissant les yeux, j'haussai les épaules et me redirigeai vers l'intérieur du bar. « Je nous reprends des verres ok ? » Si on devait rester ici, il fallait de quoi boire. Et puis, je voulais comprendre. Depuis qu'on s'était embrassés tout avait changé pour moi, alors pourquoi j'avais le sentiment que quelque chose m'échappait complètement ?

L'épisode des toilettes était un rappel à l'ordre, juste un petit moment pour lui rappeler qu'elle ne méritait pas quelqu'un comme Alex. Quand elle était plus jeune, Rory avait trouvé dans la chambre de ses frères ainés une pile de magasines Marvel. Des comics. Ses frères lui avaient expliqué le concept du multiverse, de l'infinité des mondes et toutes ces choses là et à ce moment Rory doutait qu'aucun de ses doubles dans aucun univers ne soit assez bon pour mériter quelqu'un comme Alex. Il lui semblait impossible qu'elle ait pu bien tourner ne serait-ce que dans un seul univers. Elle était persuadée que son ADN était profondément pourri et que rien ne pourrait y changer alors pourquoi s'embêter à essayer de réfréner ses instincts si de toute manière elle était destinée aux pires travers ?

Elle le regardait de ses yeux bleus glacés impassibles son enthousiasme ayant soudainement disparu. Rory aurait pu faire un effort pour Alex, elle aurait pu essayer de maintenir sa bonne humeur mais une partie d'elle pensait qu'il était plus simple de laisser la joie s'effacer, que c'était moins drainant de se laisser engloutir par les vagues plutôt que de dresser une barrière qui finirait tôt ou tard par craquer. Elle le regardait et finit par lui poser sa question. Qu'est-ce qu'il pensait faire? Croyait-il vraiment qu'il pouvait l'emmener ou bon lui semblait? Qu'elle le suivrait sans faire d'histoire? Que pensait-il qu'il pouvait lui apporter? Et inversement, pensait-il qu'elle soit capable de lui apporter quelque chose de spécial? Si c'était le cas il nageait en pleine désillusion. Rory avait déjà du mal à se gérer elle même, elle n'était clairement pas capable de prendre sur elle les problèmes d'une seconde personne elle pouvait au moins reconnaitre ça. Sans prendre de gants elle abattit les derniers espoirs du Lake avec la précision d'un sniper. Elle n'irait nul part avec lui.

Sans que la moindre émotion émane d'elle, Rory observa le visage du Lake passer de l'excitation à l'incompréhension. Elle ne dit rien, se contentant de le fixer de son regard clair attendant qu'il digère proprement l'information. Après tout elle pouvait bien lui offrir une minute de répit. Voyant qu'il ne réagissait toujours pas elle se décida à porter le coup final. Appelle ta soeur. Elle savait pertinemment qu'il ne le ferait pas, elle savait bien ce qu'il ressentait. Ce mélange étrange d'euphorie et de honte elle le connaissait parfaitement et si elle n'aurait eu aucun soucis à appeler n'importe quel membre de sa tribu elle savait que pour Alex c'était différent. Contrairement à elle il n'avait pas l'habitude de les décevoir. "Rory, je comprends pas ? Pourquoi tu parles de ma soeur ? J'ai aucune envie d'appeler ma soeur, et je suis défoncé, au cas où tu l'avais pas remarqué ?" Elle ne le quitta pas des yeux et pencha la tête légèrement sur le côté en fronçant son nez. "Il faut que tu rentres chez toi." annonça t-elle d'un ton catégorique. "et c'est pas moi qui vais t'y ramener." continua t-elle en croisant les bras sur sa poitrine. "alors appelle quelqu'un. Ta soeur, ton frère, ton père je m'en fiche". L'avantage de s'en foutre était qu'on pouvait dire les pires vacheries sans en être touché chose dont Rory profitait pleinement.

"Pourquoi t'es méchante comme ça ?" Des raisons elle en avait des tas mais elle avait trop bu pour être complètement honnête. "Tu croyais quand même pas que j'allais rester avec toi toute la soirée? Merde Alex j'ai dis que j'en avais marre t'es grand tu peux te gérer seul non?" Elle aurait pu lui dire qu'elle voulait tout arrêter, que le voir ne faisait qu'agrandir ce trou béant dans sa poitrine qui menaçait de l'engloutir à tout instant. Elle aurait pu lui dire qu'elle voulait qu'il s'en aille pour pouvoir boire jusqu'à s'endormir dans un coin et ne plus penser à sa culpabilité énorme. Elle aurait pu mais elle savait qu'il aurait voulu rester alors elle ne le fit pas. "Je nous reprends des verres ok ?" S'en était finit de l'impassibilité, la colère venait d'arriver et Rory attrapa le poignet d'Alex, le serrant de toutes ses forces. "T'es sourd ou quoi? J'ai dis non" Elle attendit de capter son regard avant de continuer sur sa lancée. "On est pas amis Alex. Je sais pas ce que tu as cru mais on est pas amis. Alors fiche moi la paix "

« Il faut que tu rentres chez toi. » continua Rory, imperturbable. Mais dans mon cerveau embrumé par la chimie j’arrivais encore à me dire distinctement : cette fille ne flanche jamais. Jamais. Pire : elle s’en fout, de tout, des gens, et surtout, en ce qui nous concernait en cet instant, de moi. « et c'est pas moi qui vais t'y ramener. Alors appelle quelqu'un. Ta soeur, ton frère, ton père je m'en fiche » Sans l’avoir vu venir (et sans doute parce que ma tristesse était si intense qu’elle choisit d’opter pour la colère) je sentis mon corps se contracter, mon ton se durcir. « Je croyais que tu étais plus intelligente que la moyenne » commençai-je froidement. « Tu crois vraiment que je vais appeler quelqu’un de ma famille ou bien rentrer chez moi dans cet état ? » Plissant les yeux, je la regardai à mon tour avec hostilité. « C’est bien la dernière chose que je vais faire, en fait. Je ne suis plus sobre, je te signale. Tu sais parfaitement que dans ces cas-là, il n’y a plus de retour possible. »

Je ne suis plus sobre : cette phrase m’avait donné des frissons. Après l’extase de retrouver cet état qui m’avait tant manqué, la prise de conscience me laissait déjà un goût amer dans la bouche. Maintenant il ne me restait plus qu’une chose à faire : continuer. Comme je venais de le dire à Rory : il n’était plus question de faire demi-tour.

« Tu croyais quand même pas que j'allais rester avec toi toute la soirée? Merde Alex j'ai dis que j'en avais marre t'es grand tu peux te gérer seul non? » En face, Rory ne faiblissait pas. Elle était visiblement bien décidée à ne pas m’épargner, peu importait mes tentatives ridicules pour faire naître chez elle un autre sentiment que la haine. « Je suis venu pour te voir et tu n’avais pas l’air d’être contre à la base » dis-je entre mes dents, à cours d’arguments. J’en avais assez de ne jamais savoir sur quel pied danser avec elle. De ne jamais savoir à quoi m’attendre, d’espérer à chaque fois qu’elle m’accordait un regard que je l’intéressais un tant soit peu, de sentir que j’étais à ses pieds mais qu’elle ne daignait pas une seconde le remarquer. L’avantage dans tout ça c’était que la drogue et l’alcool me donnaient des ailes, alors je haussai les épaules et entrepris de l’acheter avec de l’alcool – à ce stade, j’étais foutu de toute façon. Tout d’un coup, ses doigts agrippèrent mon poignet avec une force surprenante, compte tenu du fait qu’elle n’avait pas du tout une carrure impressionnante. « T'es sourd ou quoi? J'ai dis non » Parce qu’elle m’avait retenu dans mon élan, j’avais été ramené en arrière et on se fixait comme deux chats qui vont se sauter dessus, les yeux dans les yeux, le visage tout près l’un de l’autre. Ses yeux me transpercèrent une nouvelle fois : ils me faisaient toujours autant d’effet mais en cet instant la chose qui y vibrait était plus terrifiante qu’autre chose. « Tu me fais mal » sifflai-je en posant ma main sur la sienne pour qu’elle desserre ses doigts, ce qu’elle ne fit pas. « On est pas amis Alex. Je sais pas ce que tu as cru mais on est pas amis. Alors fiche moi la paix. » À mon tour, mes doigts serrèrent sa main et mes ongles s’enfoncèrent dans sa peau. Donnant-donnant. « J’ai pas envie qu’on soit amis » dis-je simplement, ce qui était probablement la chose la plus vraie que je pouvais répondre en cet instant. « Si tu voulais pas que je vienne un jour ou l’autre tu m’aurais jamais donné l’adresse de ce bar » Merde alors, ce soir j’avais replongé, alors ce n’était pas de sa faute certes, j’en avais l’entière responsabilité, mais une partie de moi avait aussi fait ce choix pour être plus proche d’elle. « Pourquoi est-ce que tu es capable de te foutre de tout et de tout le monde mais que tu me repousses quand je suis de ton côté ? » Je n’étais pas sa sœur, pas sa famille, pas ses amis. Je ne lui reprochai rien au contraire : je sautais dans les flammes avec elle. La seconde d’après, mes lèvres attrapaient les siennes. C’était un baiser étrange : plein de colère et de frustration, mais aussi assez assumé pour qu’elle comprenne où je voulais en venir. « J’ai jamais cru qu’on était amis » répétai-je, au cas où le message n’était pas passé. J’avais encore ma main sur la sienne : tant qu’elle ne lâchait pas, je ne lâchais pas non plus. « Maintenant je peux aller me prendre à boire ou tu vas faire chier toute la soirée ? » Après tout, je faisais bien ce que je voulais. Même si boire en cet instant n’était pas vraiment le top de mes priorités, mon visage toujours à quelques centimètres de celui de Rory.