@Maddie Richardson

Je détestais ces faux repas de charité qui s'éternisaient jusqu'à tard dans l'après-midi dans l'espoir de récolter le moindre dollar et où ma présence était « essentielle » d'après Madame Ma Mère, pour montrer à quel point le « futur sénateur » avait une « famille modèle ». A comprendre : quel citoyen exemplaire, lui qui a fait la démarche si altruiste d'adopter et d'aimer (ahah) une enfant sans famille dans un monde d'égoïstes. J'avais dû me farcir tous les plus grands hypocrites de la haute société, en commençant par ma mère qui ne m'avait pas lâchée de son regard acerbe durant toute cette foutue comédie, tellement élégante et raffinée dans sa robe rouge - comme si on pouvait la louper en temps normal - à 20 000 dollars. Non mais franchement, étaler sa richesse pour au final donner une misère aux enfants qui meurent de faim ? Quel intérêt ? Bref, avec ces conneries, j'avais dû rester jusqu'à ce que Madame Ma Mère fatigue et décide de me permettre de m'éclipser et peu importe si ma gamine se faisait kidnapper sur le trottoir en attendant sa mère indigne à la sortie de l'école. Elle trouverait le moyen de se faire plaindre si ça arrivait et elle serait une championne pour faire oublier à la population pourquoi elle n'avait jamais évoqué le fait qu'elle était grand-mère.

C'était avec cette colère -mon état naturel, en fait ?- que je sautais du taxi pour courir vers la sortie de l'école en espérant que Sora n'ait pas parlé à des inconnus même si je savais qu'elle n'était pas très loquace et plutôt timide, ou accepté des bonbons d'un mec louche passant par là. Je me dépêchais, mi-courant, mi-marchant, essayant tant bien que mal de faire disparaître toute trace de contrariété de mon visage avant que Sora ne m'aperçoive. Elle était très perspicace et elle sentait tout cette enfant. Je ne savais pas de qui elle tenait ça, mais certainement pas de moi. Même si je faisais rarement et difficilement confiance, plus jeune il m'arrivait de me faire avoir avec de faux sourires, la preuve étant dans l'existence même de ma fille. J'avais appris depuis, heureusement. Le fait qu'on était jamais mieux servi que par soi-même et qu'il ne fallait faire confiance à personne, que personne ne pouvait nous aimer et prendre soin de nous mieux que nous-mêmes, c'était une leçon durement assimilée à la sueur de mes erreurs et gifles, mais c'était ça de gagné. Je m'en portais bien mieux.

Je finis par apercevoir ma fille au loin, tenant par la main une autre petite fille. Elles couraient vers une jeune femme, de dos. Je m'arrêtais nette. Non, ça ne pouvait pas être elle, si ? Bloquée, essoufflée, j'observais de loin Maddie se pencher vers ma fille et lui caresser la joue. J'en étais encore à me demander s'il s'agissait bien de Maddie lorsque mon regard s'attarda sur le tigre en plastique que Sora tenait à la main, puis vers la petite fille qui était à côté d'elle et mon cerveau fit le lien. Bon sang. Zelda, Sora, Maddie. La même école. Non mais qu'avais-je fait de si mal pour me taper un tel karma ?

Je continuais à les observer pendant quelques minutes. Ma fille ressemblait tant à Maddie et à Zelda, qu'on aurait pu la faire passer pour la deuxième fille de Maddie. C'était seulement à ce moment-là que je remarquais que Maddie avait exactement la même couleur de peau que moi. D'où venait-elle ? Ou plutôt, quelles étaient ses origines ? Avais-je les mêmes ? Mes pensées dérivaient trop. Je décidais d'enclencher la vitesse supérieure et de recommencer à marcher, plus lentement, vers mon enfant englobée dans un drôle de trio. Lorsque j'arrivais à leur hauteur, résignée, Maddie se tourna vers moi et son regard croisa le mien. Un éclair sembla traverser ses yeux en même temps qu'elle disait :

« ... Ah. »

Oui. Ah. Exactement. Je me forçais à crisper mes lèvres dans un semblant de sourire, parce qu'encore une fois, je ne voulais pas que Sora pense que quelque chose clochait. Même si c'était le cas. Pourquoi CETTE école ? Pourquoi la seule enfant dont Sora me parlait depuis quelques temps était Zelda ? Elle qui était si peu loquace et qui était souvent sur la réserve, même avec les autres enfants. J'avais été touchée de voir son affection pour une autre enfant de son âge, mais j'étais à des années lumières de me douter qu'il s'agissait de l'enfant de Maddie.

« Bonjour ? »

Saluer, être polie, avec une interrogation dans la voix de circonstance : Fait. Ne rien laisser paraître, penser à Sora qui s'était enfin fait une amie qu'elle estimait vraiment. Mon regard se porta sur Zelda. Elle avait l'air aussi cool que je l'avais pensé lorsque sa mère m'avait parlé d'elle. Elle avait de la peinture partout, sauf à l'endroit où avait dû se trouver un tablier taille enfant. Un vrai sourire traversa mon visage.

« Bonjour, Zelda. Je suis très heureuse de te rencontrer. »

Ma fille me sourit et m'enlaça. Je tins Sora un peu trop longtemps dans mes bras, le temps de sentir l'odeur de son shampoing à la fraise sur ses cheveux et d'apprécier ce contact si doux. Lorsque je sentis qu'elle commençait à remuer, je décidais de la laisser retourner auprès de Zelda. Chez Sora, seules quelques tâches discrètes sur ses petits doigts trahissaient sa récente activité scolaire. Je soupirais, me demandant pour la millième fois si je l'empêchais d'être une enfant normale. Ma fille en grande conversation avec Zelda, je me tournais vers Maddie, peut-être un peu trop sèchement.

« Bon ben, il semblerait que nos filles soient amies » me dit-elle en me fixant. Je laissais passer un gros silence pour ne pas avoir à lui répondre un sec « Manifestement. », puis elle ajouta : « N'allez pas penser que j'y suis pour quelque chose, cette fois »

Je m'apprêtais à répliquer, toujours portée par la colère du gala, lorsque j'entendis ma fille éclater de rire. Mon regard se porta à nouveau vers elle. Ses joues étaient rouges, ses yeux brillaient. Elle serrait fort le tigre en plastique entre ses petits doigts. Elle ressemblait à une petite fille insouciante, transformée visiblement par la présence de Zelda. Je ne pouvais pas briser ça. Hors de question. Je reportais mon attention vers sa mère, un peu chamboulée, toute trace de colère envolée.

« Je ne peux pas prétendre que je n'aurais pas préféré que son amie ne soit pas votre fille, mais les choses sont telles qu'elles sont. » J'ajoutais, hésitante mais résignée : « Un café à emporter, une aire de jeux ? »

Décidant de prendre les devants sans attendre sa réponse, j'interrompis ma fille, me baissant pour arriver à sa hauteur et à celle de Zelda.

« Est-ce qu'une glace vous ferait plaisir, les filles ? On pourrait toutes les quatre - je jetais un regard à Maddie - aller au parc la manger ? »

Me redressant, mon cerveau tournant à mille à l'heure, j'ajoutais, plus bas pour que les petites filles, distraites par mon annonce, ne le remarquent pas :

« Je pense qu'on devrait discuter ? »

@Maddie Richardson

Il aurait été difficile de ne pas sentir le malaise entre Maddie et moi à l'instant où j'ignorais volontairement ses hésitations. Cela dit, ce n'était pas comme si je m'en souciais. Je ne savais pas vraiment ce que j'étais en train de faire : Pourquoi tenais-je à passer plus de temps en compagnie de cette fille que je n'appréciais pas et qui ne m'appréciait pas ? Un coup d'oeil à Sora avec ses yeux pleins d'étoiles et son grand sourire avait suffit à me pousser à presque forcer cette fille à nous suivre dans une aire de jeux. Non mais, qu'est ce qui n'allait pas chez moi ? J'étais tellement prête à tout pour que Sora ait une enfance normale, que je ne me posais pas plus de questions. En même temps, si son enfance n'était pas comme celles de ses camarades, c'était un peu de ma faute... Je mordais l'intérieur de mes joues, m'arrêtant juste avant de trop me faire mal. L'univers ne cesserait jamais de me rappeler que non, je n'aurais pas dû être si imprudente en ayant un enfant avec un garçon inconnu dans une soirée. Et puis, je me rappelais aussi que... Si j'avais été si imprudente, si mal dans ma peau et dans ma vie ce soir-là, ce n'était pas uniquement de ma faute... Et voilà, on en revenait toujours aux mêmes personnes : Madame Ma Mère et Monsieur Mon Père. Ils ne cessaient d'être au centre de tout et je détestais ça.

- ...aussi ne rien dire, on n'est pas obligées de faire semblant, y'a rien qui m'énerve plus. »

Quoi ? Je lui jetais un regard vide, complètement perdue. De quoi étions-nous entrain de parler, déjà ? Mon esprit était complètement ailleurs, à tel point que je m'étais complètement déconnectée de la conversation et de la situation. Je me dépêchais de remettre Sora dans mon champ de vision. J'étais responsable d'elle pour toujours, il ne serait jamais temps de cogiter en sa présence au point d'en oublier ce que j'étais en train de faire. Me souciant peu de Maddie, je la suivais, prenant Sora par la main, lorsqu'elle avait ajouté :

- Allez les filles, on y va !

Tenant encore plus fermement la main de Sora dans la mienne, je traversais prudemment, son petit corps se rapprochant du mien par réflexe. Je la laissais prendre une glace à la fraise, sa préférée, jetant un rapide coup d'oeil à Maddie et Zelda pendant que Sora remerciait timidement le vendeur de glace, avant de lâcher à contrecoeur sa main une fois arrivées à l'intérieur de l'aire de jeux et la porte refermée.

Je vis Sora hésiter un instant avant de courir derrière Zelda, tenant fermement sa glace à la fraise, le bras tendu devant elle, avec le nez pincé, alors que son amie courrait sans se soucier d'éventuelles tâches. Un petit rire s'échappa de mes lèvres, sourire qui disparut lorsque je vis Maddie me désigner un banc. Je la suivis, regrettant une nouvelle fois d'avoir eu cette idée brillante. Très rapidement après s'être assises, Maddie me demandant :

- Elle a des frères et sœurs, Sora ?

Mon premier réflexe fut de froncer le nez, un peu à l'image de Sora quelques minutes plus tôt et de me crisper, avant de me rappeler que de toute façon, Maddie connaissait déjà l'existence de ma fille et que sa question était tout à fait neutre.

- Non...

J'avais presque murmuré, comme si un paparazzi pouvait se cacher derrière un arbre et être à l'affut. Si cela avait été le cas, il aurait déjà eu de quoi remplir son magasine : La présence de Sora dans l'aire de jeux, hésitant entre manger sa glace sagement et imiter Zelda qui grimpait partout où il était possible de grimper. Me rappelant du café noir dans ma main gauche, j'en prenais une gorgée, me brûlant la bouche au passage, pour me donner contenance.

- Elle est vraiment mignonne. Zelda peut faire peur parce qu'elle est très exubérante mais je vois déjà qu'elle a pris Sora sous son aile. Elles ont l'air de bien s'entendre toutes les deux... Si j'avais su que c'était de cette Sora dont elle me parlait !

Un bref sourire m'échappa. J'aimais qu'on complimente ma fille et il n'existait que peu de personnes en mesure de le faire : Il aurait fallu pour ça qu'elle connaisse d'autres personnes que mes parents et les personnes de son école. Je pensais la même chose que Maddie, mais je me gardais d'exprimer à voix haute mon ressenti, ma pudeur reprenant le dessus. Je jetais un coup d'oeil à Sora, le tigre de Zelda dépassant de sa poche et sa glace presque entièrement mangée à présent, avant que mon regard ne dévie sur Zelda. Je comprenais ce que Maddie voulait dire.

- Je suis étonnée en vérité et pas uniquement du fait que nos filles nous parlaient l'une de l'autre depuis tout ce temps. Sora est... J'hésitais. Elle a tendance à être dans la lune et solitaire et n'a jamais été entourée d'amis. Mon coeur se serrait. Zelda a l'air de lui donner une vitalité nouvelle et j'avoue que j'adore voir ma fille comme ça. Je lui souris sincèrement avant d'ajouter : Vous avez une petite fille pleine d'énergie. Elle a l'air tellement cool, si on peut qualifier une petite fille de cet adjectif.

- Zelda n'a pas de père en tout cas. Il n'a jamais assumé. Je me débrouille toute seule et c'est bien mieux comme ça.

La surprise me fit lâcher les fillettes du regard et me tourner vers Maddie, qui venait de me livrer quelque chose de très personnel sur sa vie alors que je ne m'étais comportée qu'avec méfiance depuis le début. Me jetant dans le grand bain, brisant ma zone de confort, je décidais de faire pareil, me livrant plus à cette étrangère sur ma vie qu'à quiconque auparavant.

- C'est pareil pour Sora et moi. Elle n'a jamais eu de père. Il n'y a qu'elle et moi. Enfin... Et mes parents, me sentais-je obligée de préciser. Puis, me rappelant que je n'étais pas obligée de faire semblant de les porter dans mon cœur ou de les défendre devant cette étrangère, j'ajoutais, un peu plus sèchement que prévu : Non. En fait, il n'y a qu'elle et moi.

Buvant une nouvelle gorgée de caféine, je me plongeais dans mes souvenirs : Mes parents, apprenant ma grossesse, qui m'avait exilée en Europe - Bon, il y a pire comme destination, on est bien d'accord là-dessus. Je repensais au pensionnat stricte de Suisse, où mon ventre grossissait lentement sous mes chemisiers amples. Je subissais là-bas des examens réguliers, des privations, de la surveillance perpétuelle. Je n'avais pas le droit de sortir, comme si je risquais de tomber enceinte alors que je l'étais déjà, ou qu'un concurrent de mon père déciderait de se balader dans ce coin perdu... Le personnel, largement payé par mes parents, envoyait des rapports réguliers à ces tarés. Ma crainte de manquer de nourriture avait été pire là-bas qu'à n'importe quel autre moment. Mais je me souvenais également de cette impression de ne plus être seule et que je ne le serai plus jamais lorsque, la nuit tombée, je parlais à mon bébé, bien en sécurité dans mon ventre, en lui racontant des histoires et en lui chantant des berceuses, à l'abri des regards, laissant le temps de quelques heures la peur de l'avenir qui me tiraillait le ventre.

Voulant encourager Maddie, tout en ignorant dans quoi je m'aventurais, je lui demandais :

- D'où venez-vous, Madeleine ?

Je la regardais dans les yeux, lâchant mon enfant du regard le temps d'un instant.