Le mois du Carnaval : toujours un mois qui me remplissait de joie, même si certaines années avaient été plus difficiles que d'autres à gérer. Parce que qui disait Carnaval disait énorme fête et donc alcool et quand j'avais dû arrêter mes conneries, sortir le soir et profiter des festivités ne faisaient clairement pas bon ménage avec sobriété. Cette année, pour une fois, ma première pensée avait été pour Rory. Après, les choses étaient différentes pour elle : elle n'avait pas ce besoin d'être entourée de ses proches comme moi je l'avais, elle ne devait pas à chaque fois jongler entre envie d'être en compagnie des gens et dans le feu de l'action tout en luttant contre ses propres démons. Mais quand même. Ça devait lui faire bizarre, encore plus, de ne pas pouvoir mettre le nez dehors sans risquer de tomber sur quelqu'un d'un peu éméché comme c'était le cas dans le centre-ville à cette période de l'année... En tout cas, ça résonnait chez moi comme quelque chose de trop familier. Mais j'étais heureux de me dire que j'avais dépassé le pire. Ce n'était plus une souffrance de me retrouver dans une fête où tout le monde avait perdu pied. C'était toujours compliqué, mais beaucoup moins dramatique qu'avant. Et maintenant que j'avais pris la situtation de Rory très à coeur, ça me donnait une force supplémentaire : je ne devais plus rester sobre que pour moi, mais pour elle aussi. Si l'un tombait, quelque chose d'enfouit au fond de moi me susurrait que l'autre tomberait aussi.

J'avais pris les devants, comme quasiment tout le temps ces derniers temps d'ailleurs. Je connaissais cette incapacité de bouger ou d'agir dans laquelle elle se trouvait. Si je pouvais l'aider à se changer les idées quelques heures par-ci par-là, c'était déjà ça. Et j'avais encore tout ce qu'elle m'avait dit la dernière fois, au bord du lac, bien en tête. Parfois j'y pensais un peu trop, inventant des sous-textes. Parfois simplement les mots venaient à moi et me touchaient de nouveau. Et parfois je me demandais ce qu'il allait advenir de tout ça. Bref, une fois n'est pas coutume : je réfléchissais trop.

J'étais passé la chercher chez les Peterson, comme souvent, avant de filer vers Lakeview. C'était un endroit plus chill et plus familial que dans le centre, où la fête battait son plein, mais il y avait quand même une parade et des animations et des stands et de quoi se poser et manger, alors on avait de quoi faire pour l'après-midi et la soirée même, selon ce dont Rory avait envie. Moi, je n'avais pas d'obligations. C'était le week-end, je m'étais avancé dans mes projets de cours et surtout j'avais fini mes premières esquisses pour le premier contrat d'illustration que j'avais signé de ma vie, et ça, ça me rendait ultra fier. C'était juste un one shot que l'un de mes profs avait en gros dégoté pour moi, une illustration pour un livre jeunesse, mais j'étais trop content de me lancer enfin.

« ...et donc, j'ai fini par choisir cette planche d'illustration après avoir hésité mille ans et ils ont aussi trouvé que c'était la meilleure, et la prochain étape est que je leur fasse une version plus approfondie, à l'aquarelle et tout. » Évidemment que je lui racontais un peu ma vie aussi, de toute façon, vu que Rory ne disait pas grand chose de manière générale, il fallait bien meubler aussi. On s'était garés et on avait commencé à se balader à pieds dans le quartier. « Tu veux qu'on aille voir le défilé et le stands ou tu préfères qu'on se pose au bord du lac d'abord ? » En plus, du lac on était un peu en hauteur, on voyait la ville, ses couleurs de fêtes, et même parfois les défilés qui passaient dans le centre. « T'imagines pas que je vais faire la causette toute la journée non plus » lui dis-je avec un sourire provocateur, en lui filant un petit coup d'épaule.

Carnaval n'avait aucune signification pour elle. Rory n'avait jamais fait parti des festivités contrairement à ses frères et soeurs qui étaient tous montés au moins une fois sur un char ou fait parti d'un cortège. Non carnaval ne lui disait rien. Peut-être était-ce aussi parce qu'elle avait passé tellement d'années loin de la Nouvelle-Orléans ? Ou peut-être était-ce simplement parce que Rory était incapable de ressentir la moindre émotion positive, la moindre émotion tout court. Cette excuse elle s'en servait depuis des années, trop d'années et Rory devait admettre que plus le temps passait et moins elle arrivait à s'en convaincre. Non seulement elle ressentait mais elle ressentait trop. Positif comme négatif. Alors peut-être qu'en se penchant un peu sur la question Rory aurait terminé par adoré carnaval, ou au contraire par détester.
Face au miroir de la salle de bain, Rory s'observait. Elle n'avait jamais été du genre coquette ou simplement du genre à s'observer car son reflet la terrifiait mais, depuis quelques temps, elle se forçait à aller s'observer. Ce qu'elle voyait ne lui plaisait pas toujours, elle se trouvait généralement trop pâle, trop mince, ses yeux trop bleus, trop vides et elle ne pouvait rien y faire. Soledad lui avait déjà proposé de la maquiller mais elle ne s'y sentait pas prête. Néanmoins, ce jour-ci elle lui avait demandé son aide et Soledad lui avait promit que ce serait naturel. Sa soeur n'avait pas posée de questions et tant mieux car Rory n'aurait pas pu lui répondre. Elle même ne savait pas réellement, ou ne voulait pas savoir, pourquoi aujourd'hui elle avait eu envie d'avoir l'air d'être un peu moins monstrueuse. Elle observait la manière dont le mascara encadrait ses yeux, leur donnant l'air un peu plus sombre quand la sonnette de la porte d'entrée retenti. En l'entendant, l'une des commissures de ses lèvres se retroussa légèrement vers le haut. Alex était là. Peut-être qu'elle aimait bien carnaval finalement.


« ...et donc, j'ai fini par choisir cette planche d'illustration après avoir hésité mille ans et ils ont aussi trouvé que c'était la meilleure, et la prochain étape est que je leur fasse une version plus approfondie, à l'aquarelle et tout. » Rory hocha la tête, ne sachant pas réellement quoi répondre. Elle était reconnaissante envers Alex car elle savait très bien qu'il n'était absolument pas obligé de la traîner dehors. Nul doute que le Lake avait bien d'autres choses à faire et pourtant, il répondait toujours présent. Et elle n'était même pas fichu de trouver une chose à lui répondre. Pathétique. « Tu veux qu'on aille voir le défilé et le stands ou tu préfères qu'on se pose au bord du lac d'abord ? »  Elle tourna lentement la tête vers le carnaval, mesurant la situation, les risques puis elle tourna le regard vers Alex avant de murmurer: «Je préfère le lac..» Quelque chose dans l'avalanche de couleurs et de bruit que représentait le carnaval la poussait à fuir le plus loin possible. « T'imagines pas que je vais faire la causette toute la journée non plus » Au contact d'Alex Rory baissa le regard vers le sol pour cacher le léger sourire qui venait de naître sur ses lèvres. «Alors tais-toi.» Cette petite phrase était la chose la plus proche d'une plaisanterie que Rory puisse faire et elle ne le faisait qu'avec Alex.

Elle le laissa la guider jusqu'à un endroit qui surplombait légèrement le site du carnaval et s'assir doucement sur le sol avant de ramener ses genoux sous son menton et de les enserrer de ses bras. Rory laissa le silence s'installer, presque confortablement, ses yeux balayant les lumières de la ville. «Tu n'en as pas marre de toujours devoir t'occuper de moi?» La question lui trottait dans la tête depuis plusieurs jours. Elle ne savait pas grand chose de la vie d'Alex mais il lui semblait improbable que le Lake n'ait pas d'amis. Il n'était pas comme elle. «Parce que.. Je voulais que tu saches que tu n'es pas obligé. Vraiment. Je comprendrais que tu ailles voir d'autres personnes pour faire des choses .. plus sympas. » La Peterson marqua une pause avant de reprendre, «En tous cas, merci. Et si jamais ... J'aimerais beaucoup voir ta planche. Quand elle sera terminée. Ou pas. À toi de voir. »

Elle choisit le lac et j'aurais pu le prévoir, car l'agitation était moins dense, même si l'endroit que j'avais choisi restait plus aéré et familial que le centre-ville. Là-bas l'animation y battait son plein et je me souvenais avec une clarté presque douloureuse les première soirées où je m'étais laissé entraîné, qui avaient mis en danger ma sobriété. Ces soirées, d'ailleurs, avaient un point commun avec aujourd'hui puisqu'elles contenaient... Rory. Ça me fit bizarre d'y penser là, maintenant. De me dire qu'elle avait été si dangereuse pour moi à cette époque tandis qu'à présent nous étions passés de l'autre côté. « Alors tais-toi. » Je souris et fis mine de me verrouiller la bouche. Est-ce qu'elle aussi, l'évolution de notre relation lui faisait bizarre ? Est-ce qu'elle pensait à tout ce qu'on avait partagé et à la façon dont elle avait délibérément déséquilibré ma sobriété à l'époque alors qu'aujourd'hui je mettais tout en oeuvre pour aider la sienne ? Ou bien est-ce qu'elle n'y pensait même pas ? Ce qui m'énervait, c'était que penser à ça ravivait toujours une sombre rancoeur, enfouie au fond de moi, que je ne voulais pas trop regarder en face. Je me contentai de lui jeter un regard en coin, tandis que j'allumais une cigarette. J'avais remarqué qu'elle s'était maquillée, mais je n'avais rien dit. J'avais hésité. Quand je disais à ma soeur que j'aimais bien comment elle s'était maquillée ça lui faisait plaisir alors pourquoi ne pas le dire aussi à Rory ? Parce qu'on ne savait jamais trop, avec elle. Parce que j'avais peur de lui dire qu'elle était jolie et qu'elle s'imagine des trucs. Parce que, aussi, elle avait beau mettre du maquillage, sa peau restait trop pâle et ses yeux trop immensément grands et froids, comme s'ils allaient l'avaler toute entière. Et moi avec.

On s'installa tranquillement, je me mis en tailleur, et comme elle mon regard se perdit devant nous, vers la ville, les couleurs, les bruits lointains. Le soleil était doré, bien que plus clair que le soleil d'été. Ce n'était pas encore mon ambiance préférée mais la saison évoluait déjà, le printemps s'installait, et ça me rendait heureux.

En réalité tout d'un coup il m'apparut que ce moment était parfait. Que rien ne pouvait être mieux que ces instants-là ; je ne sais pas pourquoi je pensais à Ella et à notre histoire passée, avec un pincement au coeur différent de celui de d'habitude : pas parce qu'elle me manquait, mais parce qu'en cet instant, pour la première fois, je ressentais quelque chose d'aussi fort qu'à l'époque, cette impression de communion avec quelqu'un et avec l'instant présent et je m'imaginais prendre la main de Rory et la serrer doucement entre les miennes, rien d'autre, et un sourire se dessina sur mes lèvres tandis que me laissais perdre dans ma rêverie.

« ...marre de toujours devoir t'occuper de moi ? » Elle avait parlé, je sortis de mon esprit, marmonnait un « Quoi ? » enroué avant de comprendre les mots qu'elle avait dit. Soufflant la fumée de ma cigarette devant moi, je haussais les épaules. « Non, pourquoi ? » Quelle étrange question, d'un côté. Parce que c'était ainsi qu'on s'entraidait entre nous et que c'était la base de la méthode pour se tirer de nos addictions. Mais quelle coïncidence aussi, avec ce que j'avais pensé tout à l'heure. Elle se sentait coupable ? « Parce que.. Je voulais que tu saches que tu n'es pas obligé. Vraiment. Je comprendrais que tu ailles voir d'autres personnes pour faire des choses .. plus sympas. » Je plissai les yeux et la regardai. « Hmmm. Non, je ne me sens pas obligé. Ça a même un sens particulier de faire ça pour toi, à mes yeux. Pour ce qui est des choses sympas... Je trouve ça sympa de passer du temps avec toi ? On est bien, là. C'était marrant, la dernière fois au lac. Ou de regarder un film ou de juste se promener. J'aime bien faire ce genre de choses » ajoutai-je en haussant les épaules. Je pensais toujours que si elle avait tout su de moi, elle m'aurait trouvé plus plan-plan que j'essayais de lui faire croire. « J'ai toujours apprécié passer du temps avec toi alors ce n'est pas parce que... Parce qu'on... Parce que, euh, les choses ont changé on va dire, que ça me fait chier d'être en ta compagnie. » Ça m'énervait : je ne trouvais pas les bons mots. Je tournais autour du pot.

« En tous cas, merci. Et si jamais ... J'aimerais beaucoup voir ta planche. Quand elle sera terminée. Ou pas. À toi de voir. » Évidemment, ça ne pouvait me faire que plaisir. Ni une ni deux, je sortis mon téléphone pour lui montrer mon projet que j'avais bien évidemment dans ma sauvegarde. « Tu peux jeter un oeil déjà si tu veux ! » Je me laissai ensuite tomber en arrière, le dos dans l'herbe, les yeux tournés vers le ciel. Je les fermai une seconde, la laissant regarder si elle voulait. J'étais vraiment trop fier de réussir à faire ça, pour la première fois, de recevoir de l'argent, d'envisager un futur après mes années étudiantes, qui avaient si mal commencé. « T'en penses quoi ? » Rory n'avait jamais eu la langue dans sa poche, mais je n'avais pas trop peur. J'étais assez sûr de mes choix de dessin. Toute critique ne pouvait être que bonne à prendre. « Est-ce que tu penses à la suite, parfois ? » Quand j'en étais au même stade qu'elle, tout me terrifiait. « À ce que tu pourras faire, peut-être ? » Je ne savais même pas ce qui lui plaisait dans la vie. Mais j'étais curieux de comprendre la manière dont elle envisageait les choses, la manière dont elle gérait tout ça.